KEATON BUSTER (1895-1966)
Le mécano de la relativité généralisée
Le rire est donc rigoureusement réservé au spectateur payant, qui ne doit pas savoir que « tous les gags sont tirés des lois de l'espace et du temps » et « qu'une bonne scène comique comporte plus de calculs mathématiques qu'un ouvrage de mécanique ». L'important, c'est le résultat, l'effet. L'invention, par exemple, dans Le Mécano de la « General » de cette poutrelle lancée depuis la locomotive en marche, avec une précision miraculeuse, sur l'extrémité d'une autre poutrelle qui obstrue les rails. À quelques secondes près, la malheureuse « General » versait dans le ravin.
En posant et en résolvant ses fabuleux problèmes de géométrie dans l'espace, Keaton prend de vitesse toute description ou explication possible. Voilà pourquoi un « auteur », au sens littéraire du mot, ne peut lui être d'aucune utilité : « De temps en temps, dit-il, nous faisions venir de New York des auteurs réputés. Je n'ai pas le souvenir qu'un seul d'entre eux ait été capable de nous fournir le genre de matériau dont nous avions besoin. »
Il s'agit expressément d'aller plus vite que le langage et – pourquoi pas ? – plus vite que la pensée. Dans Le Cameraman, on voit Keaton sur son palier parlant au téléphone avec une fille à l'autre bout de la ville, qui accepte de le rencontrer. En moins de temps (au sens propre) qu'il ne faut pour le dire, il dévale les escaliers, les étages ; il avale les rues, les places, les avenues, d'une foulée aussi efficace qu'élégante, et se trouve en face de sa bien-aimée au moment même où elle raccroche son téléphone.
Le saisissement du spectateur est d'autant plus intense que l'invention comique de Buster Keaton ne s'encombre d'aucune intention extérieure à l'action. Il cherche à faire rire par les moyens les plus raffinés, mais sans se préoccuper de poésie, ni de morale, ni de « profondeur humaine ». C'est donc en toute innocence qu'il accède à une aussi grande pureté métaphysique.
Dans Fiancées en folie, on le voit fuir une fois de plus, mais cette fois fantasmagoriquement, devant une bonne centaine de filles en robe de mariée. Elles veulent toutes s'emparer de lui afin qu'il exécute la promesse d'une malencontreuse petite annonce matrimoniale. Il court donc de face, avec, au fond de l'image, la meute de ses poursuivantes. Si l'on s'arrête un instant de rire pour analyser la mise en scène, on découvre que cette extravagante poursuite est en réalité étrangement immobile, puisque les distances relatives demeurent égales, de Keaton aux mariées, mais surtout de la caméra à Keaton. C'est encore plus net lorsque l'appareil se déplace latéralement pour accompagner, de profil, la course du héros. Le travelling se règle strictement sur sa vitesse ; si bien qu'il demeure à la même place au centre de l'image, tandis que le fond court. Les bords du cadre représentent donc la vraie limite vers laquelle parfois le héros s'échappe très brièvement, avant d'être repris par l'implacable logique d'une course en rêve, dont l'élan semble annulé par sa propre accélération.
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Écrit par
- Claude-Jean PHILIPPE : journaliste
Classification
Médias
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