BUTTERFLY VISION (M. Nakonechnyi)
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L’Ukraine est liée depuis toujours à l’histoire du cinéma. Les cinéphiles savent qu’elle constitue le décor du Cuirassé Potemkine (1925) de Serge Eisenstein, de L’Homme à la caméra (1929) et de La Symphonie du Donbass (1930) de Dziga Vertov, de La Terre (1930) d’Alexandre Dovjenko. L’Ukraine, c’est aussi Les Chevaux de feu (1965) de Sergueï Paradjanov ou les Longs Adieux (1971) de Kira Mouratova. À la chute de l’URSS, les studios ont fermé mais, depuis 2010, on peut parler de renaissance, grâce à une politique publique active et surtout à la révolution de la place Maïdan survenue à Kiev à partir de la fin 2013. De jeunes cinéastes sont apparus, souvent passés par le documentaire, lié à ces bouleversements, puis à la guerre du Donbass en 2014. Ce nouveau cinéma parle ukrainien et non plus russe (le financement public est d’ailleurs conditionné à cet usage spécifique). Les documentaires et les fictions de Sergeï Loznitsa (né en 1964) ont reçu un accueil international comme Donbass en 2018 ou Babi Yar. Contexte en 2021. Cette même année, on a pu voir à la Mostra de Venise Reflectionde Valentyn Vasyanovych (né en 1971). Encore inédit en France, ce film, dont Vasyanovych est le producteur, le scénariste, le chef-opérateur et le monteur, évoque en longs plans fixes, avec une insistance implacable, les horreurs commises par les pro-Russes en 2014. La guerre du Donbass constitue aussi le cadre d’Atlantis (du même Vasyanovych, primé à la Mostra de Venise en 2019), tourné principalement à Marioupol, d’Inner Wars de Masha Kondakova, documentaire de 2020 sur la place des femmes ukrainiennes sur le front, et enfin de Klondike de Maryna Er Gorbach (primé à Sundance, à Cannes et à la Berlinale en 2022), une fiction qui prend pour point de départ la destruction de l’avion de la Malaysia Airlines le 17 juillet 2014 par les séparatistes de la région de Donetsk.
Cette guerre définit Butterfly Vision, premier long-métrage de fiction de Maksym Nakonechnyi, qui lui a déjà consacré des documentaires. Nakonechnyi est né en 1991 à Odessa, quelques semaines après la déclaration d’indépendance de l’Ukraine. Le film, sélectionné en 2022 à Cannes dans la section Un certain regard, est coécrit par Iryna Tsilyk, réalisatrice en 2019 du documentaire La terre est bleue comme une orange. Butterfly Vision signifie, littéralement, le « point de vue du papillon ». C’est le point de vue de Lilia (Rita Burkovska), qui combat pour l’Ukraine au cours de la guerre de 2014 dans une unité de reconnaissance aérienne, spécialiste des drones et donc d’une variation sur les images, cousine du cinéma. En captivité dans le Donbass, elle est libérée lors d’un échange de prisonniers. Le film raconte le retour de celle qui est d’abord célébrée comme une héroïne. Le réalisateur, en montant des témoignages filmés de combattantes ukrainiennes en 2018, avait entendu celui d’une femme qui avait demandé à ses camarades de la tuer au cas où elle serait sur le point d’être capturée par les séparatistes. La beauté du film réside dans le traitement narratif d’une évidence : Lilia a subi le viol et la torture, et elle refuse, malgré d’intolérables souvenirs, malgré de cruels cauchemars, d’être seulement une victime. Au spectateur, le film fait partager la douleur et la fermeté d’âme de cette femme, mais le réalisateur gomme tout ce qui pourrait être un spectacle inutile. La torture, le viol, les humiliations ne sont visibles à l’écran que sous forme de flashs ; les images mentales du personnage, incapable de logiquement s’en détacher, ne pouvant être imposées.
L’image manquante
Mais il s’agit de tout comprendre, de tout savoir. Cette sorte d’exposé discret de vérités insupportables est formellement traité en cohérence avec le portrait central. Ravagée par son expérience, Lilia reste debout, avec héroïsme, justement. La mise en scène s’adapte au propos moral. Tout est clair, et rien n’est obscène. « Obscène », selon le Dictionnaire de l’Académie française, est « emprunté du latin obscenus, proprement “de mauvais augure, sinistre”, puis compris comme “qui ne doit pas être montré sur scène” ». La beauté du travail de Nakonechnyi réside précisément dans sa pratique de la litote passant par le jumpcut, l’image manquante, pour reprendre le titre du film de 2013 du cinéaste Rithy Panh, témoignage sur les atrocités commises par les Khmers rouges au Cambodge entre 1975 et 1979. Celui-ci expliquait alors : « Certaines images doivent manquer toujours, toujours être remplacées par d’autres. Dans ce mouvement il y a la vie, le combat, la peine et la beauté, la tristesse des visages perdus, la compréhension de ce qui fut. Parfois la noblesse, et même le courage : mais l’oubli, jamais. » Les retrouvailles difficiles avec le mari de Lilia, sa mère, ses camarades de combat, montrent l’épreuve. Comment partager, demander de l’aide, garder sa dignité ? Faut-il épargner ses interlocuteurs ? Qu’est-ce qui est racontable, compréhensible ? L’échange est-il possible dans un tel cas ? Le drame d’une grossesse consécutive aux sévices subis est un des aspects du conflit moral qui vient s’ajouter aux souffrances psychologiques.
L’esprit de propagande est absent de Butterfly Vision. Si le film anticipe, selon les mots du cinéaste, « qu’une guerre à plus grande échelle est inévitable », il montre aussi la société ukrainienne dans ses contradictions. Maksym Nakonechnyi estime que la guerre a perturbé gravement, moralement, cette société et il ne veut rien cacher de son inquiétude. Les héros patriotes sont bien présents, mais aussi les voyous d’extrême droite et leur haine raciste, notamment à l’égard des communautés roms.
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Écrit par
- René MARX : critique de cinéma
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