BYLINE
« Ce fut une musique inconnue qui me réveilla ; j'avais déjà entendu beaucoup de chansons, de cantiques, mais jamais une mélodie comme celle-là. Vive, fantasque, enjouée, elle devenait par moments plus rapide, puis retombait, et l'air me rappelait quelque chose d'immémorial, oublié de notre génération [...] C'est alors que je reconnus la byline de Sadko, le riche marchand. » C'est l'été 1860 ; Pavel Nikolaïevitch Rybnikov, ethnographe vagabond, endormi près du feu sur une île du lac Onega, vient de redécouvrir parmi les paysans du Nord-Ouest l'épopée russe qu'on croyait perdue. Un demi-siècle auparavant, un livre célèbre, Drevnie Rossijskie Stikhotvorenija, sobrannye Kiršeju Danilovym (1804, Antiques Poésies de Russie, recueillies par Kircha Danilov), l'avait révélée au monde littéraire et savant. Mais on ne savait rien du mystérieux Kircha Danilov, ni de l'endroit où il avait recueilli (vers 1760, semble-t-il) les textes de soixante-dix chansons, parfois accompagnés de notations musicales. L'ouvrage de Rybnikov (Pesni sobrannye P. N. Rybnikovym, 4 vol., 1861-1867) est donc un événement. Depuis lors, la collecte de matériaux n'a pas cessé et les chants épiques enregistrés de 1954 à 1956 sur la Petchora, appauvris certes, restent cependant étonnamment proches des textes notés deux siècles plus tôt.
Après un siècle de recherches, on n'ignore plus rien d'essentiel sur la byline. Elle comprend généralement entre 300 et 600 vers — 1 000, voire 2 000, pour les plus longues. L'air consiste en une phrase musicale très simple, qui n'utilise le plus souvent qu'une quarte ou une quinte de la gamme diatonique majeure ou mineure ; elle a la dimension du vers et se répète d'un bout à l'autre du morceau, l'intonation seule introduisant une certaine variété. Le vers n'a rien de régulier : de dix à seize syllabes ; marqué de trois ou quatre temps forts, il débute fréquemment par un anapeste et se termine en dactyle. Le chanteur n'hésite pas à traîner sur un monosyllabe pendant trois ou quatre notes (ou à introduire des voyelles de liaison) pour l'adapter à la mélodie. La byline ne connaît pas davantage de strophes régulières : les seules coupures sont celles qu'impose la logique du récit. L'improvisation ne tient que peu de place : à trente ans de distance, un chanteur a enregistré des textes rigoureusement identiques. Il arrive pourtant, lorsque le répertoire s'appauvrit, que plusieurs sujets se condensent en une nouvelle chanson ; l'abondance des formules stéréotypées (« la terre mère humide », « le clair faucon » qui désigne le héros, « la mer bleue », « le loup gris ») rend la chose facile.
Bylina signifie : « récit de ce qui est advenu », « histoire du temps passé » ; c'est un terme savant, forgé vers 1830, mais les paysans emploient stárina, byval'ščina, qui ont le même sens, ou starooteckie pesni : « chant des aïeux ». Les bylines relatent en effet les exploits de preux chevaliers (bogatyr'), souvent d'origine paysanne, qui affrontent des monstres : dragons à trois, six ou neuf têtes, ou le brigand Rossignol, dont le sifflement jette à terre piétons et cavaliers — et surtout les Tatars qui assiègent Kiev, la capitale du prince Vladimir Beau Soleil. Masses d'armes de deux mille livres, grands coups d'estoc et de taille, cavaliers en armure fendus en deux d'un seul coup d'épée, armées mises en déroute par un bogatyr' solitaire dont le cheval magique parcourt mille lieues en un clin d'œil... Ainsi s'est faite la renommée d'Ilia Mouromets, de Dobrynia Nikititch, d'Aliocha Popovitch, encore honorablement connus de nos jours dans les villages perdus qui bordent la mer Blanche. Une cinquantaine de chants constituent ainsi[...]
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Écrit par
- André BÉRÉLOWITCH : agrégé de l'Université, assistant à l'université de Grenoble
Classification
Autres références
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RUSSIE (Arts et culture) - La littérature
- Écrit par Michel AUCOUTURIER , Marie-Christine AUTANT-MATHIEU , Hélène HENRY , Hélène MÉLAT et Georges NIVAT
- 23 999 mots
- 7 médias
...exclusif d'une tradition orale particulièrement riche et tenace (sans parler des chansons rituelles ou lyriques et des contes, les poèmes épiques ou bylines, qui remontent à l'époque des invasions tatares, se sont conservés oralement jusqu'au début du xxe siècle). Exception faite de quelques... -
UKRAINE
- Écrit par Annie DAUBENTON , Iryna DMYTRYCHYN , Encyclopædia Universalis , Lubomyr A. HAJDA , Georges LUCIANI et Yann RICHARD
- 40 363 mots
- 17 médias
Les bylines, chants épiques qui célèbrent les « bogatyrs » (paladins, preux chevaliers), se répartissent en deux grands cycles, celui de Kiev et celui de Novgorod. Seul nous intéresse ici le premier de ces deux cycles.