CAILLEBOTTE. PEINDRE LES HOMMES (exposition)
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L’espace recomposé
Le point de vue décliné par les commissaires de l’exposition, celui de la masculinité, tend à proposer une réponse à la question qu’ils soulèvent. En dépit de précisions parfois utiles, l’interprétation se heurte toutefois à une inadéquation entre les critères retenus au nom du genre et la réalité de tableaux où le peintre a mis, avec le plus grand sérieux, tout simplement de l’esprit. Le monde « célibataire » de Caillebotte participe de celui de Degas, il pourrait aussi bien anticiper celui des frères Duchamp à Puteaux. Les ouvriers qui travaillent torse nu dans une pièce, dont la fenêtre laisse deviner l’église Saint-Augustin, obligent à considérer ce qui fait le sol de toute représentation (Les Raboteurs). Les Peintres en bâtiments (1877 ; musée d’Orsay, Paris) observent d’un œil professionnel, dans une rue à la perspective inexorable, ce que nous avons de la peine à déchiffrer. Sur le pont de l’Europe (1877 ; Kimbell Art Museum, Fort Worth) montre des passants qui regardent le trafic de la gare Saint-Lazare et nous font découvrir la structure de l’ouvrage où ils se trouvent. Le visible est suggéré par un déplacement formel dont témoignent encore Vue prise à travers un balcon (1880 ; musée Van Gogh, Amsterdam) ou Un Refuge boulevard Haussmann (1880 ; coll. part.), sans oublier une conception nouvelle de la nature morte comme marchandise et des paysages que Proust n’aurait pas désavoués. Autant d’ouvertures vers des valeurs et des sensations qui modifient le cadre traditionnel de la perception.
Malgré tout ce qui pourrait tempérer le point de vue adopté dans l’exposition, demeure une question majeure qui souligne une profonde différence par rapport aux peintres que l’artiste voulait voir reconnus. Tous, Cézanne comme Renoir, Berthe Morisot comme Marie Cassatt, ont mis en évidence, y compris dans le trouble ou l’indifférence, le rapport inégal entre les sexes dans une société représentée dans ses plaisirs et ses jours. À lui seul, Le Bal à l’Opéra de Manet, refusé au Salon de 1874, désigne le monde d’hommes que Caillebotte n’a pas représenté. En cherchant à tout prix une explication, les commentaires tendent à s’épuiser, surtout sur la question latente d’une possible orientation homosexuelle. Caillebotte partage, en effet, une conviction impressionniste qui vise à modifier ou à relativiser les principes mêmes de la composition classique. Son nu qui se frictionne le dos (Homme au bain) n’est pas une académie. Pour le signifier, devait-il être plus pudique que l’Antique ? Dans Partie de bateau, le jeune homme qui rame en chapeau haut de forme a le charme d’un acteur de Luchino Visconti, mais fallait-il lui donner la virilité attendue d’un sportsman ? Caillebotte bouscule des conventions que les études de genre ont tendance à privilégier. On ne peut que souligner dans ces conditions le propos de l’artiste adressé à Camille Pissarro : « Les véritables arguments d’un peintre sont sa peinture. » Ici, celle d’un grand peintre, qui en possède à l’évidence plusieurs.
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Écrit par
- Éric DARRAGON : professeur émérite d'histoire de l'art contemporain à l'université de Paris-I-Panthéon-Sorbonne
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