CALLIGRAMMES, Guillaume Apollinaire Fiche de lecture
Un « lyrisme visuel »
Si le terme « calligramme », forgé à partir du grec kallos (« beau ») et gramma (« écriture »), a bien été inventé par Apollinaire (qui avait auparavant utilisé l’expression d’« idéogramme lyrique »), l’idée de rédiger un texte – poétique ou non – dont la disposition sur la page dessine une forme graphique en relation avec son contenu sémantique trouve de nombreux exemples au Moyen Âge ou à la Renaissance (« Dive Bouteille » de François Rabelais dans le Cinquième Livre). Mais Apollinaire donne au genre ses lettres de noblesse en dépassant le simple jeu formel. Chez lui, le calligramme bouleverse radicalement les habitudes de lecture dans la mesure où la relation entre le dessin (visible) et le texte (lisible) se révèle complexe et variable, et ne saurait être réduite à une simple duplication tautologique.
Il reste que le titre du recueil est en partie trompeur. Sur les quatre-vingt-quatre poèmes qui le composent, seuls vingt sont, en totalité ou en partie, des calligrammes, au sens restreint (figuratif) du terme. De la disposition du texte sur la page (« Saillant », « Oracles », « Échelon »...) à la reproduction de l’écriture manuscrite sous forme de fac-similé (des calligrammes, mais aussi « 1915 », « Carte postale », « Madeleine », « Venu de Dieuze »...), de l’enrôlement de toutes les ressources typographiques – majuscules/minuscules, gras/maigre, romain/italique... – (« Lettre-Océan », « Voyage », Fumées », « Du coton dans les oreilles »...) à l’insertion de dessins (« Madeleine », « Venu de Dieuze »...), c’est bien, plus généralement, de l’émergence de la matérialité de l’écrit et de son support, traditionnellement invisible, qu’il s’agit. Il est vrai que ces innovations s’inscrivent dans un contexte plus général et rejoignent, consciemment ou non, celles de ses amis peintres, cubistes notamment, mais aussi de Stéphane Mallarmé (Un coup de dés jamais n’abolira le hasard),des futuristes italiens comme Filippo Tommaso Marinetti, et bien sûr des dadaïstes. L’auteur de Calligrammes n’en fait pas moins, dans ce domaine comme dans beaucoup d’autres, figure de précurseur. Encore faut-il préciser que cette modernité renvoie aussi, comme toujours dans son cas, au « jeu » avec une certaine tradition : après tout, la forme même du poème versifié n’est-elle pas déjà en soi une « figuration » du texte ?
Mais si ce « lyrisme visuel » constitue à l’évidence une dimension majeure du recueil, signalée par son titre même, on ne saurait tenir pour secondaires les circonstances de sa rédaction, et, de fait, sa thématique centrale – la guerre – dont Apollinaire donne une vision profondément originale. À sa parution et plus encore dans les années qui ont suivi, Calligrammes n’a guère reçu un accueil enthousiaste. Il n’est pas jugé assez patriotique – malgré les « boches » et les « ma France » – par un public abreuvé de vers pompiers et cocardiers, et trop pour une avant-garde cosmopolite et pacifiste. Il est vrai que l’évocation concrète du danger et de la mort, la vision réaliste – et en même temps parfois hallucinée (« La nuit d’avril 1915 », « Fusée »...) – des combats, les références précises au quotidien d’un soldat ordinaire dans les tranchées (« Palais de tonnerre ») côtoient des moments de pure rêverie (« Un oiseau chante »), de souvenirs du temps de paix (« Les saisons », « La boucle retrouvée »...), sans parler des allusions aux femmes aimées, rarement nommées mais toujours plus ou moins destinatrices (Marie Laurencin, Lou, Madeleine, Jacqueline). Ce sont pourtant sans doute, paradoxalement, ce mélange déconcertant des registres, cette juxtaposition des détails les plus concrets et des images les plus « surréalistes », ce souci de restituer la réalité[...]
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Écrit par
- Guy BELZANE : professeur agrégé de lettres
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Autres références
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