CAMÕES LUÍS VAZ DE (1525?-1580)
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L'œuvre lyrique et le théâtre
Si l'on excepte trois courts poèmes, toute l'œuvre lyrique de Camões a été, à la différence des Lusiades, publiée après sa mort. Une telle situation s'explique par les habitudes du temps. Ce type de poèmes faisait l'objet de copies manuscrites, conservées dans des « chansonniers » (cancioneiros) que les amateurs élaboraient pour leur usage personnel. Les morceaux étaient reproduits de recueil en recueil, subissant ainsi mille altérations. Selon une tradition qui nous a été transmise par Diogo do Couto, Camões aurait réuni ses productions en un cahier intitulé Parnaso de Luís de Camões. Il y travaillait en rentrant en Europe, lors de son séjour à Mozambique, mais ce cahier lui fut volé.
Quoi qu'il en soit, c'est seulement après sa mort que ses poèmes lyriques, ainsi que ses pièces de théâtre, ont été publiés. Les éditeurs sont allés les chercher dans les cancioneiros où ils figuraient, mêlés aux productions des auteurs les plus divers. De là un problème préliminaire considérable, qui peut se diviser en deux questions : quel est le « canon » du lyrisme camonien (les œuvres qui sont authentiquement de lui) ? ; comment, pour les œuvres authentiques, restituer le texte véritable sous les différentes versions manuscrites ?
Résumons les principaux jalons de cette publication posthume des œuvres lyriques de Camões. C'est seulement quinze ans après sa mort, en 1595, que paraît, sous le titre de Rimas, un premier recueil ; une seconde édition sort en 1598, augmentée de morceaux nouveaux. Dans le cours du siècle suivant, à l'occasion de diverses rééditions des Rimas, des pièces ne cessent de s'ajouter aux anciennes. C'est le cas en 1616. Mais celui qui mérite la palme en ce domaine est le critique Faria e Sousa (1590-1649) qui, dans les deux éditions des Rimas qu'il prépara et qui parurent en 1685 et 1689, fit endosser à Camões la paternité de tout ce qui, dans la poésie portugaise, lui paraissait de quelque valeur. Cette inflation continua jusqu'à la fin du xixe siècle. Elle atteint son point culminant dans l'édition des œuvres complètes réalisée à Lisbonne, de 1860 à 1869, par le vicomte de Juromenha. Alors qu'en 1598 les poèmes lyriques attribués à Camões étaient au nombre de 240, on en compte 355 chez Juromenha.
Au xxe siècle se produit l'inévitable décrue. La critique contemporaine s'est efforcée de résoudre au mieux le double problème du « canon » camonien et de l'établissement d'une édition authentique. On voit de la sorte fondre comme neige au soleil toutes les fausses paternités. On aboutit ainsi aux éditions de José Maria Rodrigues et Afonso Lopes Vieira (1932), d'Hernâni Cidade (1947), de Costa Pimpão (1953) et d'António Salgado Júnior (1963), qui redonnent à l'œuvre lyrique ses dimensions originelles. La plus restrictive est celle de Pimpão.
L'œuvre lyrique de Camões comprend deux parties bien distinctes. Il y a d'une part les poèmes écrits dans les mètres traditionnels, ceux que pratiquaient les poètes du Cancioneiro geral compilé par Garcia de Resende (1516), et il y a d'autre part ceux qui se moulent dans les formes importées d'Italie. Les poèmes qui suivent l'ancienne métrique (la medida velha) sont compris sous le titre général de redondilhas. Ce mot désigne en portugais un type de vers (et non, comme redondilla en espagnol, un type de strophe). Il s'agit du vers court de sept syllabes (redondilha maior) et plus rarement de cinq (redondilha menor). Les combinaisons strophiques servent à de brèves compositions dont l'esthétique rappelle celle de nos rondeaux, virelais et ballades. Dans leur forme la plus courante, ces pièces consistent à « gloser » un thème (le mote) au moyen d'un ou de plusieurs couplets (les voltas). Le mote est le plus souvent d'emprunt, parfois même proposé au poète par un autre. Les voltas, qui doivent reprendre le mote comme un refrain, sont d'autant plus appréciées qu'elles présentent du mote des variations plus imprévues.
Les redondilhas de Camões sont des modèles du genre. Cette poésie légère, qui était un passe-temps de salon, plonge ses racines dans le terroir national. Certains morceaux rappellent les cantigas d'amigo médiévales. Beaucoup imitent le style populaire, et leur charme réside précisément dans le contraste entre la naïveté apparente de la forme et le raffinement subtil du fond. Dans un décor souvent champêtre (« pieds nus s'en va Léonore à la fontaine »), les variations des motes ouvrent des perspectives toujours piquantes, souvent émouvantes, parfois profondes. Les jeux de mots y sont de tradition, et un humour imprévu y éclate. Les redondilhas peuvent, exceptionnellement, se faire plus graves. C'est ce qui arrive dans un long poème en soixante-treize cinquains sur le thème du psaume Super flumina Babylonis. Mais dans leur ensemble les redondilhas illustrent un trait très important du lyrisme de Camões. À la différence d'un Ronsard, le poète portugais n'a jamais voulu couper ses racines nationales. L'adoption de l'esthétique nouvelle ne l'empêche pas de pratiquer en virtuose les genres d'autrefois.
Mais voyons maintenant l'autre versant du lyrisme camonien, celui qui s'exprime dans la medida nova. Il s'agit du vers de dix syllabes, et de ses formes abrégées de huit ou six syllabes. Ce décasyllabe avait été importé d'Italie par Sá de Miranda, qui avait fait, entre 1521 et 1526, un mémorable voyage dans la Péninsule. Il avait été pratiqué en castillan par Garcilaso et Boscán. Avec lui pénètre au Portugal la Renaissance italianisante. Les poèmes écrits dans la medida nova sont chez Camões incomparablement plus nombreux que les redondilhas. Ils se répartissent en des genres dont les dénominations sont parfois empruntées à l'Antiquité – comme les odes, les élégies et les églogues –, et parfois traduites de l'italien – comme les sonnets, les canzones (canções), les sextines ou les octaves. Tous les types strophiques sont italiens. On remarque en particulier l'usage de la strophe de canzone héritée de Pétrarque. Il est facile de montrer que Camões, dans toute cette partie de son œuvre lyrique, imite de très près les Anciens (surtout Horace, Virgile et Ovide), les Italiens (Pétrarque et les pétrarquistes, Sanazzaro et bien d'autres), et les Espagnols Garcilaso et Boscán, et qu'il puise aux mêmes sources ses thèmes, son vocabulaire et ses procédés stylistiques. Ajoutons à ce propos que, comme la plupart de ses compatriotes à la même date, il pratiquait aussi bien le castillan que le portugais.
Dans cette œuvre très diverse, quelques sujets dominent : la nature, le passage du temps, le changement des êtres, le goût sensuel de la beauté, et l'amour, surtout l'amour. Celui-ci est toujours vécu comme une souffrance, comme la saudade, c'est-à-dire la nostalgie, le regret mélancolique d'un bonheur lointain, perdu ou inaccessible. La conception que Camões se fait de l'expérience amoureuse est toujours à replacer dans la grande tradition de Pétrarque et du platonisme, car la Dame est l'image du Bien qui resplendit dans le ciel des idées, et « l'immense désir » qui consume l'amant « le purifie des souillures de son enveloppe terrestre » et « est un rayon de la divine Beauté » (ode Pode um desejo imenso).
Ce qui fait l'originalité de Camões, c'est que le lecteur sent à travers ses vers, malgré le caractère parfois traditionnel et répétitif des thèmes et des formules, l'authenticité de sentiments réels et d'expériences vécues. Les plus beaux de ses poèmes sont situés avec précision dans l'espace et dans le temps. Une élégie le montre à Ceuta, portant les yeux de l'autre côté de la mer. Dans une autre, il est sur le pont du navire qui l'emporte vers l'Inde et commence à doubler le cap de Bonne-Espérance. Une canzone montre le soldat-poète au pied du cap Guardafui, « montagne sèche, sauvage, stérile, / inutile et nue, chauve, informe », demandant au vent qui souffle et aux oiseaux qui volent sur la mer des nouvelles de sa dame.
Ce qui donne enfin à la poésie de Camões un accent inimitable, c'est la tension qui s'instaure entre les sentiments contradictoires qui habitent son âme. Le domaine où cette tension est la plus vive est celui de l'amour. Le disciple de Pétrarque est de toute évidence dominé par une très vive et impérieuse sensualité. Il sait analyser avec une grande subtilité la contradiction qui oppose ces deux faces de sa nature, et il découvre dans cette analyse même une sorte d'apaisement.
Il nous reste trois pièces de Camões. Toutes trois ont été publiées après sa mort, mais leur authenticité n'a jamais été mise en doute. L'auto de Filodemo a dû être joué en Inde devant le gouverneur Francisco Barreto. Le thème rappelle les romans de chevalerie – Filodemo et sa sœur jumelle Florimena aiment au-dessus de leur condition. Mais tout s'arrange à la fin quand on apprend que leur père, mort dans un naufrage, était un gentilhomme de grande naissance. L'auto des Enfatriões est une reprise de l'Amphitryon de Plaute. Enfin, l'Auto del-rei Seleuco exploite l'histoire, contée par Plutarque, du prince Antiochus, fils du roi Séleucus de Syrie, qui est amoureux de Stratonice, l'épouse de son père. De ces trois pièces, la meilleure est sans doute Filodemo. On y trouve une scène où s'opposent deux personnages antithétiques – Filodemo, le protagoniste, qui est un amoureux platonique, et son ami Duriano, un débauché et un libertin –, comme si Camões avait voulu faire dialoguer les deux personnages opposés qu'il portait en lui. Ce théâtre constitue une sorte de compromis entre deux styles et deux traditions. D'une part, il se rattache à l'auto de Gil Vicente, dont il conserve la versification en redondilhas et la facture d'ensemble. Mais, d'autre part, il adopte de nombreux traits de la comédie italienne qui, de son côté, imite le théâtre latin de Plaute. Les sujets sont classiques, mais la forme est traditionnelle. Ici encore, Camões adopte l'esthétique nouvelle sans rompre tout à fait avec le passé.
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