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CANADA Arts et culture

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Littérature de langue anglaise

Écrits des explorateurs

À la fois histoire et littérature, les rapports des marins et explorateurs des xvie et xviie siècles constituent les premières œuvres. Les impressions des narrateurs sont variées. Le Français Cartier décrit la côte du Labrador comme « la terre que Dieu donna à Caïn ». À l'opposé, on possède les rapports enthousiastes, destinés aux futurs colons, tel celui où Robert Haydon, en 1628, déclare les hivers de Terre-Neuve « courts, sains et constamment dégagés et non épais, malsains et « traînassants » comme ils le sont en Angleterre ». C'étaient de simples relations des faits, dépourvues de tout souci stylistique. Cette sobriété et ce goût du concret caractériseront longtemps les écrivains canadiens de langue anglaise.

Évitant les régions françaises le long du Saint-Laurent, les navigateurs anglais s'intéressèrent au nord et au nord-ouest du pays. À partir du xviie siècle, leurs noms – Hudson, James, Baffin, Frobisher – vont illustrer toute la carte de l'Arctique canadien. Leurs journaux de bord ainsi que les journaux plus détaillés tenus au xviiie siècle par les grands explorateurs qui parcourent les terres à l'ouest de la baie d'Hudson – Hearne, Henry, Mackenzie et Thompson – constituent la seule vraie épopée de la littérature canadienne-anglaise. Leurs écrits donnent la première image de l'immensité du pays, de ses indigènes, de la beauté grandiose et redoutable de ses sites, et des rigueurs de son climat. On y trouve déjà ce que Northrop Frye a appelé le thème dominant de la littérature canadienne : « l'évocation d'une terreur primitive ».

Littérature de la colonie et de la jeune nation

De petites communautés de pionniers, vivant closes sur elles-mêmes, aux frontières d'une immensité inculte où régnait un esprit que Frye appellera la « mentalité de garnison » : telle est l'expérience des colons.

Le premier roman canadien-anglais, qui est aussi le premier roman nord-américain, est un roman de garnison, The History of Emily Montague, fut publié en 1769, juste après la conquête. L'auteur, Frances Brooke, était la femme du chapelain de la garnison de Québec. Par une facétie du sort, la première description proprement littéraire de la vie au Canada présente un caractère mondain, et une de ses coquettes prédit au pays un piètre avenir artistique : « Les rigueurs du climat suspendent les pouvoirs mêmes de l'entendement [...]. Le génie ne prendra jamais grand essor où les facultés de l'esprit restent transies la moitié de l'année. »

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Effectivement, à part plusieurs romans historiques de valeur contestable, dont le plus connu est The Golden Dog (1877) de William Kirby, le Québec ne devait guère servir de cadre à la littérature anglaise avant l'ère moderne où Montréal s'est acquis le titre de centre littéraire anglais autant que français.

Pionniers du Haut-Canada

À cette époque, ce furent plutôt les colonies du Haut-Canada et de la Nouvelle-Écosse qui contribuèrent à la littérature naissante. Dans le Haut-Canada (actuellement la partie sud de l'Ontario), la première vague d'immigrants anglais qui déferla après les guerres napoléoniennes comprenait nombre de gens d'une certaine culture dont les efforts pour s'adapter à une nouvelle et rude existence nous sont rapportés dans des œuvres telles que Roughing it in the Bush (1852) de Susanna Moodie, ou le livre de sa sœur, Catherine Parr Traill, The Backwoods of Canada (1836). Ces œuvres contiennent des informations très vivantes sur les pionniers de l'Ontario, mais racontent également l'humour, le courage, l'endurance, et parfois la détresse intime qui composaient l'âme secrète des garnisons.

Exilés du Vieux Continent, ces émigrants n'appartenaient pas encore au Nouveau, et un amalgame d'impatience et d'espoir, de désorientation et d'orgueil anime leur œuvre. Cette ambiguïté caractérise souvent, encore de nos jours, les écrivains immigrants.

Colons de la Nouvelle-Écosse

À l'est du pays, dans les colonies maritimes, vinrent s'établir quelque soixante-dix mille sujets demeurés fidèles à la couronne britannique après la révolution américaine.

Ce noyau de colons déjà habitués à la vie nord-américaine forme la base de la première vraie communauté britannique au Canada. Lorsque ces citoyens purent s'occuper de littérature, ils suivirent le courant néo-classique du xviiie siècle. The Rising Village (1825) d'Oliver Goldsmith, petit-neveu du poète anglais du même nom, est un exemple de ce genre d'imitation directe. The Stepsure Letters (1821) de Thomas McCulloch est une satire, dans un style ironique qui rappelle celui de Swift. Mais Thomas Chandler Haliburton, avec la création de son personnage Sam Slick, un Américain colporteur d'horloges en Nouvelle-Écosse, fait preuve d'une réelle originalité. Après son apparition dans The Clockmaker (1836), ce rusé Sam Slick devait être le héros d'une demi-douzaine d'autres livres et valoir à son auteur d'être reconnu comme le premier homme de lettres canadien de réputation internationale. La popularité de Haliburton égala, de son vivant, celle de Dickens, et on peut le comparer à Mark Twain ou à cet autre grand écrivain humoriste canadien, Stephen Leacock.

Poètes de la Confédération

Les manifestations de la fierté nationale seront cristallisées, vers 1880, dans les œuvres d'un groupe de poètes connus sous le nom de Poètes de la Confédération. Deux d'entre eux, Bliss Carman et son cousin Charles D. G. Roberts, étaient originaires des provinces maritimes ; deux autres, Duncan Campbell Scott et Archibald Lampman, étaient fonctionnaires gouvernementaux à Ottawa. Ces auteurs chantent les forêts, les fleuves, les rivages ou les saisons de leur patrie ; ils furent les premiers à prêter une voix au paysage canadien. Leur poésie est influencée par le romantisme anglais, mais se distingue pourtant de celle des lakistes par un caractère nettement moins philosophique. Elle cherchait plutôt à exprimer, au moyen d'images et de cadences concrètes, l'âme des paysages nordiques. Cette réticence à moraliser et cette fidélité au fait observé sont un héritage que les poètes canadiens continuent à exploiter.

Vers la même époque naissait le mythe du Canada pays d'aventure, qui devait alimenter une abondante production d'œuvres rentables. Beaucoup d'écrivains anglais, tels R. M. Ballantyne, G. A. Henty et Robert Service, ou américains, tels James Oliver Curwood et Jack London, commencèrent à situer leurs histoires au Canada en utilisant sa réputation de « dernière frontière ». Plusieurs écrivains canadiens exploitèrent la même veine : parmi ceux-là, le clergyman Ralph Connor dont les romans de « plein air » connurent un vif succès. Dès les premières années, on vendit près de cinq millions d'exemplaires de ses trois premiers volumes. À cette époque de succès commerciaux mais de médiocrité artistique, les romans de valeur sont ceux qui expriment la satire sociale. En 1904, The Imperialist de Sara Jeannette Duncan révéla un talent qui fut comparé à celui de Henry James. Cependant au faîte de sa carrière, S. J. Duncan se fixa aux Indes, devenant ainsi un des premiers écrivains canadiens expatriés. En 1910, Stephen Leacock publia son premier livre d'essais humoristiques, Literary Lapses, qui fut suivi d'œuvres de la même veine à la cadence d'un livre par an jusqu'à la mort de l'auteur en 1944. Bien que son génie excelle dans ces courts récits humoristiques, l'œuvre de Leacock la plus chère aux Canadiens est son unique roman, Sunshine Sketches of a Little Town (1912), le portrait d'une petite ville dans l'Ontario.

Romanciers des prairies

La différence entre le tableau de la vie dans la brousse décrite par Susanna Moodie et celui de la petite ville ensoleillée de Leacock illustre l'extraordinaire développement de l'Est canadien à l'ère victorienne. Le tournant du siècle correspond aux débuts de l'ouverture massive de l'Ouest canadien et, vers 1925, toute une série de romans de la terre évoquèrent ce chapitre de l'histoire du Canada. Des romans comme The Viking Heart (1923) de Laura Salverson, Wild Geese (1925) de Martha Ostenso, Grain (1926) de Robert Stead, et surtout les essais et les romans de Frederick Philip Grove, Over Prairie Trails (1922) et Settlers of the Marsh (1925), décrivirent les espérances de divers groupes ethniques, scandinaves, islandais, anglais. Ces livres révèlent un nouveau style réaliste, très différent de la fiction romantique qui fut exploitée avec tant de succès par Mazo De La Roche à partir de Jalna (1927).

— Philip STRATFORD

Littérature contemporaine

La poésie

Dès ses origines coloniales, la poésie du Canada anglophone a suscité l'engouement du public. Les deux traditions poétiques que sont les genres lyrique et narratif donnent parfaitement forme aux deux pans de l'expérience du déracinement : un regard tourné vers un monde perdu (mode élégiaque), et un autre tourné vers un devenir spatio-temporel (modes épique ou satirique). De même, tout comme les autres genres brefs et souvent hybrides, tels que le sketch, le portrait, ou l'essai, la poésie connaît une extraordinaire vitalité depuis la seconde moitié du xxe siècle. Ses créateurs se sont forgé des réputations internationales en recourant à des traditions ou des modes comme le poème « docudrame » (mêlant poésie, documentaire et art dramatique), ou en explorant des formes périphériques comme les calligrammes qui sont de l'ordre de la poésie figurative, la poésie concrète, la poésie sonore, la poésie radiophonique, et la performance. Que des genres comme la poésie (généralement considérés comme marginaux), mais aussi la nouvelle, tiennent une place centrale dans ce pays aux marges des cultures anglophones dominantes prête à réfléchir, et peut expliquer les liens étroits qu'entretient la production poétique avec des questions d'identité et d'appartenance.

L'invention d'un paysage

Au début du xxe siècle, les poètes canadiens se trouvaient encore sous l'influence des modèles impériaux issus des mouvances romantique et victorienne. Les vers de Bliss Carman, Charles G. D. Roberts, Duncan Campbell Scott, et Pauline Johnson chantent de façon lyrique la grandeur des paysages canadiens. Ils sont souvent imprégnés d'une spiritualité transcendantaliste. Pauline Johnson (1861-1913) fut une figure exemplaire de métissage culturel et identitaire. Fille d'un chef Mohawk et d'une mère anglaise qui lui avait inculqué les œuvres de Byron, Tennyson, et Longfellow, elle mêlait les matériaux des légendes et récits autochtones aux conventions stylistiques et esthétiques européennes. Des tournées de représentations au cours desquelles elle récitait ses poèmes vêtue en princesse Mohawk consolidèrent sa renommée internationale. Lorsque le modernisme commença à se faire sentir dans les années 1920, certains poètes résistaient au penchant pour le fragmentaire et le discontinu. E. J. Pratt (1882-1964), de Terre-Neuve, continua ainsi à écrire dans les années 1930 et 1940 de longs poèmes narratifs en vers blancs ou en couplets octosyllabiques qui transformaient en mythes les événements historico-politiques du Nouveau Monde tournant autour de questions de territorialisation. Dans The Titanic (1935), Brébeuf and His Brethren (1940), ou Towards the Last Spike (1952), il met en scène des collisions prométhéennes entre des entreprises de conquête humaine (l'évangélisation des Iroquois ou la construction du premier rail intercontinental de la planète) et des forces hostiles. Dans la lignée des genres traditionnels de l'épique et de la romance que Byron puis T. S. Eliot avaient dynamisés, le long poème narratif canadien est également imprégné de l'esthétique documentaire qui engendra le cinéma vérité. Il tend à une vision exhaustive et apparaît mû par une recherche de vérité, qu'il s'agisse d'un réel empiriquement vérifiable ou d'une vérité plus essentialiste, d'ordre métaphysique. L'écriture d'Earle Birney (1904-1995), important rédacteur en chef dans les années 1930, porte ainsi l'empreinte des paysages sauvages de ses Rocheuses natales. Son premier recueil, David and other poems (1942), qui reçut le prix du Gouverneur-général, ancrait dans le genre du Bildungsroman (roman d'éducation) le récit du long poème rétrospectif « David », structuré en pentamètres contenant une prédominance d'anapestes. Celle-ci produit une impression de vitesse vertigineuse, mise au service de l'exploration poétique d'une verticalité (aussi bien de la page que du paysage) véhiculée par le motif de l'ascension et de la chute. Cette fascination pour une histoire mue par une géographie écrasante, transformée en mythe indigène identitaire, allait se prolonger dans le postmodernisme, chez des poètes tels que Al Purdy (The Cariboo Horses, 1965), Robert Kroetsch (The Stone Hammer Poems 1960-1975, douze variations de récits provenant de la tribu des Pieds-Noirs), Michael Ondaatje (qui se plut à inventer des documents pour son collage intergénérique The Collected Works of Billy the Kid, 1970), Daphne Marlatt (Steveston [1974], l'histoire orale d'une petite communauté locale), ou Andrew Suknaski (Wood Mountain poems, 1976 ; The Ghosts Call You Poor, 1978). Ils doivent être comparés avec ceux qui « indigénisent » les mythes de l'Antiquité (voire, symétriquement, les mythes nordiques), en ce qui concerne Kristjana Gunnars (One-eyed Moon Maps, 1980). Ainsi de Eli Mandel (Fuseli Poems, 1960), Jay MacPherson (The Boatman, 1957), James Reaney (1926), ou Gwendolyn MacEwen (A Breakfast for Barbarians, King of Egypt, King of Dreams, ou Trojan Women, 1966, 1971 et 1981 respectivement).

Une tradition imagiste

Depuis les années 1920, Montréal était devenu un centre d'activité poétique, grâce à l'influence d'imagistes tels qu'Ezra Pound mais aussi grâce à l'esprit novateur de la revue littéraire The McGill Fortnightly Review (fondée en 1925), de jeunes poètes comme Raymond Knister, W. W. E Ross, F. R. Scott, A. M. Klein, Earle Birney, ou Dorothy Livesay, plus tard suivis par Miriam Waddington, Margaret Avison, et Raymond Souster, adoptèrent le vers libre, ainsi qu'une diction et des sujets prosaïques. Ross et Knister furent parmi les premiers à innover, mais une grande partie de leurs poèmes écrits dans les années 1920 ne parurent que dans les années 1940 et 1950. La dépression des années 1930, suivie de la Seconde Guerre mondiale, avaient ralenti les activités d'édition. Cette esthétique moderne recourant à la langue parlée et aux préoccupations du quotidien correspondait en fait à un penchant canadien encore puissant aujourd'hui : une prédilection pour l'anecdote, l'affabulation, et l'idiolecte régional, et un attachement à l'héritage oralisant, rythmique et théâtral de la ballade, déjà fortement présent chez Robert Service (The Cremation of Sam McGee, 1907) puis chez Earle Birney.

Dorothy Livesay (1909-1996) publia son premier recueil (Green Pitcher) à dix-huit ans. Choquée par la misère causée par la dépression, elle allia une esthétique imagiste à un engagement social et politique (Day and Night, 1944 ; Poems for People, 1947). Call My People Home (1950) fut le premier texte à relater les démarches gouvernementales spoliant la communauté d'origine japonaise pendant la guerre. Dans « Waking in the Dark » (Collected Poems : The Two Seasons), le motif prosaïque de l'enfant jouant au football, qui représente la santé d'un jeune continent innocent, se mue en image monstrueuse que l'enjambement rend d'autant plus troublante : « his helmet is empty/in his right arm/he carries his head ». D'autres poètes furent encore plus préoccupés par le rôle politique qu'ils revendiquaient. Irving Layton (Here and Now, 1945 ; The Improved Binoculars, 1956) ainsi que Louis Dudek écrivaient pour un public prolétaire, mettaient en œuvre un réalisme appuyé, un style délibérément relâché, auquel s'ajoutait pour Layton l'évocation d'une sexualité crue. A. M. Klein (1909-1972), qui grandit, comme Layton, au sein de la diaspora juive d'un Montréal majoritairement francophone et catholique, transmettait un riche patrimoineyiddish et hébreu (Hath Not a Jew..., 1940 ; The Rocking Chair and Other Poems, 1948) à travers des poèmes polyphoniques que nombre de néologismes et de mots étrangers rendaient exotiques. Klein et Layton furent des sources d'inspiration pour le premier recueil (Let Us Compare Mythologies, 1956) de Leonard Cohen (1934-2016), poète qui allait devenir célèbre sur la scène internationale en tant que chanteur-compositeur. Plus largement, il faut souligner l'importance des lectures-rencontres qui se répandirent dans les années 1950 dans les cafés littéraires, contribuant indiscutablement à donner aux poètes un statut de personnalité publique en vue.

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Les images insolites (telles que « vegetable rain » dans Stories of Snow) qui, dès ses premiers recueils (As ten, as twenty, 1946 ; The Metal and the Flower, 1954), jonchaient les vers lyriques mais engagés d'un autre membre du Groupe de Montréal, P. K. Page (1916-2010), doivent peut-être une partie de leur puissance au fait qu'elle était également peintre, et qu'elle a vécu plusieurs années au Brésil alors qu'elle ne parlait pas la langue. Ses poèmes tendant vers une sorte d'art visuel lui valurent une renommée internationale. Parmi les poètes qu'elle influença, mentionnons Phyllis Webb (née en 1927), qui quitta le groupe d'Earle Birney sur la côte ouest pour se joindre au cercle de Montréal. Imagiste d'une grande violence attachée à l'innovation formelle (Naked Poems, 1965), tout comme le poète américain Robert Duncan qu'elle admirait, mais aussi politiquement engagée, Phyllis Webb écrivait et animait des émissions culturelles dans les médias, dont une série sur la CBC intitulée « Ideas », où elle déclara que la poésie permettait de coudre l'un à l'autre l'image, le son, et l'idée, tout comme les pièces d'un patchwork.

Transcultures

Les années 1960 allaient connaître une production poétique considérable : plus de mille ouvrages furent publiés par 600 poètes (souvent par de petites maisons de publication qui, elles aussi, émergeaient) pour, il faut le rappeler, un lectorat réduit. Les vers ésotériques de Margaret Avison (1918-2007), maniant ruptures de perspective et de syntaxe, hypallages, néologismes, et métaplasmes parurent enfin en recueil (Winter Sun, 1960). Leonard Cohen (Flowers for Hitler, 1964 ; Parasites of Heaven, 1966 ; The Energy of Slaves, 1972 ; Death of a Lady's Man, 1978), fort de ses mélanges provocants d'art hermétique et de culture de masse, jouant en maître de ses thèmes mystiques et de ses images dérivées des mythes hassidiques et grecs, ainsi que d'un style à la fois sensuel et surréaliste, connut un grand succès. Également ancrée dans une esthétique exotique et néo-surréaliste, l'écriture fortement métaphorique et autoréférentielle de Michael Ondaatje (né en 1943), venu du Sri Lanka, mêle des fragments de poésie et de prose où se rencontrent monologue, récit, et légende (The Dainty Monster, 1967 ; The Man With Seven Toes, 1969 ; puis la chronique du hors-la-loi américain légendaire, The Collected Works of Billy the Kid : Left-handed Poems, 1970). Mais la première vague postmoderne vint surtout de la côte ouest, où quelques jeunes poètes – notamment George Bowering (1935), Frank Davey (1940), et Fred Wah (1939) –, appréciaient le travail de leurs homologues de la région de San Francisco (Charles Olson, Robert Creeley, Robert Duncan, ou Denise Levertov), en particulier pour ce qui concerne le caractère fondamentalement oral de la poésie. Également critiques et théoriciens, ces Canadiens formèrent un groupe autour d'une nouvelle revue, Tish (fondée en 1961). George Bowering pratique, tout comme Gwendolyn MacEwen (née en 1941), la superposition intertextuelle, interculturelle, et transhistorique, mêlant temps et espace à la manière d'un palimpseste, depuis Sticks and Stones, The Man in Yellow Boots, et Rocky Mountain Foot (1963, 1965, et 1969 respectivement) puis des œuvres plus tardives comme Kerrisdale Elegies (1984). Son Baseball : a poem in the magic number 9 (1967) fut un tour de force : le texte présente visuellement les neuf tours de batte d'un match, chaque position du jeu constituant le point de départ des mots qui s'élancent à travers la page. À ses côtés, Frank Davey (D-Day and After, 1963), fondateur de la revue d'écritures expérimentales et formelles Open Letter, et Fred Wah (Lardeau : selected first poems, 1965 ; Mountain, 1967, long poème mettant l'accent sur la respiration et la dimension organique de la poésie, ainsi que sa musicalité), furent bientôt rejoints par Daphne Marlatt (née en 1942), connue pour sa forte métatextualité et, tout comme Dionne Brand par la suite (No Laguage Is Neutral, 1990), pour l'écriture féminine que des poètes et intellectuelles québécoises comme Nicole Brossard avaient transposée au continent nord-américain. Dans Touch to My Tongue (1984), Ana Historic (1988) ou Taken (1996), Daphne Marlatt explore le corps, le désir, et l'amour lesbien.

Les préoccupations linguistiques et formelles de ces poètes redonnèrent un nouveau dynamisme à la scène littéraire. Margaret Atwood (1939) obtint le prix du Gouverneur-général pour son premier recueil, The Circle Game (1966), troublant par son minimalisme teinté de néo-gothique, avant d'alterner romans, nouvelles, et recueils de poèmes : The Animals in That Country (1968), The Journals of Susanna Moodie (1970), mais aussi Morning in the Burned House (1995). Power Politics (1971) et True Stories (1981) font partie des ouvrages particulièrement ancrés dans le courant féministe qui s'érige contre l'oppression d'un système patriarcal. Une poétesse comme Bronwen Wallace (1945-1989) opère de façon plus oblique, par touches métonymiques et digressives, sauts vertigineux du trivial vers l'idée (Signs of the Former Tenant, 1983 ; Common Magic, 1985 ; The Stubborn Particulars of Grace, 1987). Robert Kroetsch (1927-2011), nous l'avons vu, utilise les matériaux historico-légendaires des Prairies de façon ludique et autoréférentielle. Seed Catalogue (1977) puis Field Notes : the collected poetry of Robert Kroetsch (1981) explorent les possibilités du poème long libéré du récit et ancré dans des motifs structurants ou dans la grammaire elle-même. Pour interroger la notion d'une identité ou d'une culture nationale unifiée, Kroetsch imagine comment faire pousser la poésie sur la prairie ; puis déplace l'évolution organique sur l'espace de la page en fusionnant les divers poèmes pour en former un seul. D'autres poètes s'attachent plus précisément à déconstruire le langage lui-même. L'approche dite primitive de Bill Bissett (Nobody owns the Earth, 1971 ; Pomes for Yoshi, 1972) implique un recours massif à la répétition, à l'orthographe phonétique, et à l'innovation typographique. Comme chez Joe Rosenblatt, Murray Schafer, ou bpNichol (1944-1988), cette mise en avant des sons purs aux côtés des traces d'écrit traités comme des signes purement visuels, libère la langue de sa fonction référentielle et produit une poésie concrète, qui peut être visuelle (calligrammes qui peuvent inclure des dessins et autres graphiques) ou orales (poésie sonore destinée à être jouée). Parmi les plus innovateurs et versatiles, bpNichol (ABC ; the alep beth book, 1971 ; Craft Dinner, 1978 ; Translating Translating Apollinaire, 1979) fut membre du groupe de performance poétique The Four Horsemen. Il se plaisait également à substituer d'autres systèmes à celui de la langue conventionnelle (comme les symboles mathématiques ou la graphie de l'alphabet). De même, les créations radiophoniques contrapuntiques de Glenn Gould ou celles d'artistes multimédias comme Michael Snow ont su mêler la poésie sonore à d'autres genres et supports.

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Signe indiscutable que la société canadienne accorde une place importante à ses poètes : la création en 2002 du poste (salarié) de poète lauréat rattaché au Parlement, dont l'office consiste à écrire des poèmes à réciter au Parlement lors des cérémonies encadrant certaines occasions. (Ce fut George Bowering qui fut nommé le premier poète lauréat.)

Le théâtre

Depuis ses débuts, le théâtre canadien a été caractérisé par l'hybridité, la rencontre et le mélange de multiples traditions. Ce métissage, aussi bien formel que thématique, remonte à la période coloniale, lorsque l'imitation de modèles culturels impériaux impliquait déjà le brassage de deux langues (et de multiples dialectes) et l'adaptation de conventions artistiques françaises et britanniques. La présentation qui suit ne saurait donc ignorer la dimension de la multiethnicité et de l'hybridité identitaire (un facteur de plus en plus déterminant dans un pays dont, au début du xxie siècle, 20 p. 100 des habitants sont nés à l'étranger). En même temps, elle sera structurée autour de conventions esthétiques telles que le réalisme, le modernisme et le postmodernisme, sans oublier certains modes et approches qui découlent tantôt d'un courant esthétique transnational, tantôt d'une transmission historique et culturelle particulière. Cette étude ne manquera pas non plus de s'intéresser aux spécificités des théâtres régionaux qui dynamisent la vie culturelle de cet immense pays.

L'entrée progressive dans la modernité

Vers la fin du xixe siècle, une tradition parathéâtrale s'était installée : elle comportait des pièces non destinées à être jouées, façonnées d'après les traditions européennes, voire classiques, mais dont l'action était transposée au Nouveau Monde, parfois à des fins satiriques, parfois, au contraire, dans le but de célébrer sa jeune histoire et ses héros. À l'encontre de la tradition française qui accorde davantage d'importance aux paramètres spécifiques qu'aux arts de la scène, ces pièces à réciter ou à lire nourrissaient un engouement tout anglo-saxon pour le texte. D'où le succès retentissant des programmes de pièces de théâtre diffusées par la C.B.C./Radio Canada, dès sa création en 1936, tout comme la faveur persistante dont jouissent, à l'aube du xxie siècle, des pièces réalistes très littéraires de dramaturges, comme Wendy Lill (The Glace Bay Miner's Museum, 1995 ; Corker, 1998), Joan MacLeod (Amigo's Blue Guitar, 1990 ; 2000, 1996), ou John Murrell (The Faraway Nearby, 1996).

Les premières décennies du xxe siècle virent cependant le début de l'influence du modernisme européen, plus particulièrement de l'expressionnisme allemand, avec son goût pour l'abstraction et son penchant pour le clair-obscur, notamment chez des dramaturges comme Herman Voaden (Rocks, 1932). Par ailleurs, les techniques modernistes de Bertolt Brecht, plus proche du réalisme que de l'expressionnisme, furent adoptées, dans les années 1930, par des troupes engagées telles que The Workers' Theatre. Ce théâtre catalysa au Canada une tradition documentaire qui est devenue une référence internationale, notamment dans les domaines du cinéma et de la télévision. Elle conduisit aux « docudrames » télévisuels de Timothy Findley, puis aux pièces historiques telles que The Trials of Ezra Pound (1995) ou Elizabeth Rex (2000). Elle favorisa également la prédilection, toujours forte à la fin du xxe siècle, pour les pièces politisées telles que Zero Hour (1986) et Masada (1989) d'Arthur Milner, ou Balconville (1979) et Banana Boots (1994) de David Fennario, ou pour des créations collectives comme Smoke Damage : a Story of the Witch Hunts (1982) ou This Is For You, Anna (1985) (de Banuta Rubess et Ann-Marie MacDonald, entre autres) caractéristiques de compagnies féministes telles que le Nightwood Theatre de Toronto.

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Aujourd'hui, Toronto et Montréal sont les plus grands centres pour le théâtre en Amérique du Nord, après la ville de New York. Mais même si, au Québec, la pièce Tit-Coq de Gratien Gélinas connut un immense succès dès 1948, jusque dans les années 1950, aux côtés de compagnies d'amateurs remarquablement dynamiques, un théâtre professionnel peinait à émerger dans le reste du Canada. Même le Conseil des Arts du Canada, fondé en 1957 afin de promouvoir une industrie culturelle nationale, face à l'invasion de la culture américaine de masse, menait une politique de soutien qui favorisait plutôt la production de pièces classiques (comme le Stratford Festival fondé en Ontario, et dédié à Shakespeare) et non la production de dramaturges canadiens, alors que les pièces de Robertson Davies (Overlaid, 1948 ; Eros At Breakfast ; The Voice of the People ; Fortune, My Foe et Hope Deferred, 1949 ; ou At My Heart's Core, 1950) par exemple, étaient très appréciées par les compagnies d'amateurs ainsi que par le public. Ce soutien à la créativité proprement dramaturgique démarra vers la fin des années 1960, à l'occasion du Centenaire du Canada. Parmi les pièces qui furent produites dans cette ambiance de fierté nationale, on trouve Messe noire (1965) et Les Belles-Sœurs (en joual [1968]) de Michel Tremblay, The Ecstasy of Rita Joe (1967) de George Ryga, Leaving Home (1972) de David French, et Walsh (1973) puis Blood Relations (1981) de Sharon Pollock : il s'agit avant tout de textes littéraires engagés, réalistes, parfois poétiques, qui, à la manière des œuvres d'Arthur Miller ou d'Eugene O'Neill, accordent relativement peu de place à la dimension proprement scénique. Avec des exceptions notoires, comme les monologues dramatiques en chiac (l'équivalent du joual québécois) de La Sagouine (1971) d'Antonine Maillet (acadienne et non québécoise, par ailleurs), le théâtre québécois allait cependant pencher davantage du côté de l'image, de la scénographie et de la technologie multimédia, exportant parfois ses représentations vers le Canada anglophone sans passer par la traduction.

Un théâtre de l'hybridité

Dès les années 1950, les dramaturges et metteurs en scène cherchaient plus explicitement un ancrage nationaliste et identitaire pour leur art. On peut citer la pièce de John Coulter, Riel (1950), qui met en scène la révolte des Métis vers la fin du xixe siècle devant l'afflux de colons blancs venus de l'est, et qui donne un statut mythique à Louis Riel, le chef qui avait su rallier les Indiens des plaines à sa cause. Pendu pour trahison par le gouvernement fédéral, celui-ci se transforma en martyr aux yeux des Québécois, descendants des mêmes colons francophones et soumis également, à leurs yeux, au joug du pouvoir britannique. Cette œuvre d'un dramaturge d'origine irlandaise, qui construit un face-à-face entre Blancs et Indigènes, langues et cultures anglaises, françaises, indigènes et métissées, incarne déjà une hybridité identitaire qui se manifestera lorsque des autochtones comme Tomson Highway (The Rez Sisters, 1988 ; Dry Lips Oughta Move to Kapuskasing, 1989) prendront à leur tour la plume pour brosser un portrait irrévérencieux de la vie des indigènes dans une réserve, présenté par des personnages de la mythologie amérindienne fonctionnant tel un chœur grec, et régi par des principes structurants qui découlent des formes musicales occidentales : la sonate et l'air d'opéra. Cette hybridité, à la fois identitaire et générique, s'amplifie vers la fin du xxe siècle. Dans les années 1990, d'autres dramaturges indigènes prennent place sur la scène : Jovette Marchessault, Ben Cardinal, Lenore Keeshig-Tobias, Monique Mojica, Daniel David Moses, et Shirley Cheechoo, entre autres. Un dramaturge comme Jason Sherman met en scène ce que signifie être juif au Canada, voire dans la société occidentale (Reading Hebron, 1996 ; Patience, 1998 ; An Acre of Time, 1999). Dans Fronteras Americanas (1993), un one man show trilingue, Guillermo Verdecchia présente sous forme de satire la perception stéréotypée entretenue au sujet des latino-américains. Whylah Falls (1997) du poète George Elliott Clarke, ou Afrika Solo (1990) Harlem Duet (1997), et Adventures of a Black Girl in Search of God (2002) de Djanet Sears explorent l'hybridité identitaire de la communauté noire en Amérique du Nord. Préoccupée surtout par la place de la femme noire, Djanet Sears recourt à des stratégies ludiques d'intertextualité (le scénario de Harlem Duet est un prélude à Othello, racontant l'histoire de la première femme du protagoniste shakespearien) qui ne sont pas sans rappeler Goodnight Desdemona (Good Morning Juliet) d'Ann-Marie MacDonald (1990), également fruit d'une collaboration avec la compagnie Nightwood Theatre.

On peut avancer que la production théâtrale de cette deuxième moitié du xxe siècle se trouvait empreinte d'une vision éthique qui s'engageait essentiellement sur la voie du réalisme documentaire, même si elle empruntait de manière syncrétique à d'autres approches. George Luscombe, notamment, avait instauré la méthode de la création collective et s'attaquait aux questions de société telles que les relations entre les classes ou les races en puisant dans d'autres arts du spectacle, comme le cirque ou le mime (Hey Rube !, 1961 ; Chicago, 1970 ; Ain't Lookin', 1980). Parmi les dramaturges des dernières décennies du xxe siècle qui mêlent approche collective et réalisme documentaire à une bonne dose d'histoire nationale ou régionale, mythologisée par le biais d'archétypes classiques, on trouve James Reaney et sa trilogie épique The Donnellys (1974-1977), ainsi que son adaptation de Wacousta (1977), l'un des premiers romans coloniaux à être lu avidement par un public anglais, parce qu'il traitait des guerres indiennes de manière sensationnaliste. Cette tradition documentaire enracinée dans un nationalisme qui inclut un questionnement des présupposées pratiques colonialistes fut entretenue par d'influents metteurs en scène de certains théâtres régionaux, de la côte ouest (le Théâtre Tamahnous de Vancouver) à la côte est (le Théâtre Mummer's Troupe de Terre-Neuve). Paul Thompson et le Théâtre Passe Muraille de Toronto allaient notamment inspirer des dramaturges comme John Gray (Billy Bishop Goes to War, 1978), Michael Hollingsworth et sa série de huit pièces historiques, The History of the Village of the Small Huts (1985-1994), David Young (Inexpressible Island, 1997), et Linda Griffiths (The Darling Family, 1992 ; The Duchess, a.k.a. Wallis Simpson, 1998 ; ou Alien Creature, 2001), actrice-dramaturge-metteur en scène très connue pour Jessica (1989), une collaboration avec Maria Campbell, la descendante métisse du compagnon d'armes de Louis Riel, une collaboration qu'ensuite cette dernière allait contester.

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Ces pièces s'inscrivent à l'intérieur d'une dynamique postmoderne par leurs préoccupations (la mise en question des récits fondateurs, de l'histoire, de la véracité) ainsi que par leurs modes d'écriture (l'épisode ou la fragmentation comme principe structurant). L'époque postmoderne n'exclut pas ce fort courant réaliste (promu par certaines compagnies comme le Tarragon Theatre de Toronto) qui est centré, par le biais d'un protagoniste, sur des problèmes de société, et qui, chez certains dramaturges, se mue en un naturalisme exacerbé. On peut évoquer The Crackwater (1980), White Biting Dog (1984), Sled (1997), ou Perfect Pie (2000) de Judith Thompson, ou les pièces tardives de George Walker : la double trilogie Criminals in Love, Better Living, et Escape From Happiness (respectivement 1983, 1986, et 1991) puis Beautiful City, Love and Anger et Tough (1987, 1989 et 1993).

Dynamiques de l'avant-guerre

La création collective pratiquée à l'intérieur du réalisme documentaire a été, paradoxalement, également pratiquée (voire renforcée par le biais des works-in-progress) par ce qu'on appelle le théâtre alternatif ou d'avant-garde, qui, ancré dans le courant postmoderne, s'attache à contester, depuis les années 1960, non seulement les idées de la classe dominante mais aussi les conventions théâtrales qui régissent l'autorité du dramaturge et du texte, ainsi que le temps et l'espace. Le Théâtre de Quat'sous et Le Théâtre Carbone 14 de Montréal ont été parmi les plus avant-gardistes. Le premier produisait des spectacles provocateurs comme le cycle Belles-sœurs de Michel Tremblay, accueillait de jeunes metteurs en scène novateurs comme André Brassard (qui fonctionnait notamment en tandem avec Tremblay), René-Daniel Dubois (Being At Home With Claude, 1985) ou Robert Lepage, multipliait les one-man shows ou spectacles solo ainsi que les premières (Vive l'empereur de Jean Morin et À cœur ouvert de Robert Gurik [1969], Bien à moi marquise de Marie Savard, et Aujourd'hui peut-être de Serge Sirois [1970]), et enfin montait des collaborations avec Le Grand Cirque Ordinaire. De même, Le Théâtre Carbone 14 (Le Dortoir, 1988) s'est toujours servi de l'improvisation à la manière de Brecht, d'Artaud, et du Bread and Puppet Theatre, puisant dans la mime, l'acrobatie, le vaudeville et la commedia dell'arte. De telles représentations furent parfois « exportées » vers Toronto ou Vancouver. Là, elles purent inspirer des metteurs en scène novateurs, mais souvent aussi restèrent incomprises.

Ayant substitué une structure épisodique à toute chronologie linéaire, le théâtre alternatif se mit également à déconstruire les conventions de l'espace. Les compagnies se plurent à jouer dans des endroits insolites tels que des entrepôts, cantines d'usine, parkings, ou tramways. Le théâtre dit « environnemental » de John Krizanc ou de Murray Schafer, entre autres, alla encore plus loin, effaçant la frontière entre l'art et le monde, et déclenchant une réflexion sur les mécanismes de l'œuvre d'art. Également compositeur, Murray Schafer a notamment écrit et mis en scène un spectacle, Princess of the Stars (1985), créé pour soprano, quatuor, acteurs, danseurs, instruments à vent, percussionnistes, et figurants costumés et masqués, conçu pour être joué à l'aube, sur un lac dans les Rocheuses. Les musiciens et chanteurs sont placés autour du périmètre du lac, dont les rives de forme irrégulière permettent aux canoéistes d'entrer en « scène ». D'autres dramaturges ont choisi de pousser plus loin les expériences formelles des modernistes : il s'agit de Wilfrid Watson (Gramsci X3, 1983), Don Druick (Where is Kabuki ?, 1990), Margaret Hollingsworth (War Babies, 1984 ; Poppycock, 1987), Morris Panch (Vigil, 1996 ; Lawrence & Hollowman, 1998), et, surtout, David Young (Glenn, 1992, une représentation de la vie du pianiste iconoclaste Glenn Gould), et John Mighton (Scientific Americans, 1988 ; Possible Worlds, 1990 ; The Little Years, 1995 : les thèmes et structures sont ici inspirés par l'exploration scientifique de l'espace-temps). L'approche multimédia et multigénérique, associant le graphisme à la haute technologie audiovisuelle, et mêlant acteurs, projections et spectateurs, devient la marque de certains théâtres comme le Videocabaret International de Michael Hollingsworth.

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Mais le dramaturge/metteur en scène le plus connu sur la scène internationale est l'audacieux et prolifique Robert Lepage, célèbre pour des créations collectives multilingues qui puisent aussi bien dans les pratiques anciennes des cultures orientales (taï-chi, buto, nô, iaido) que dans les techniques cinématographiques : écrans, surtitres, vidéocaméras, gros plans, ralentis, éclairages donnant l'effet d'un glissement d'angle de caméra. L'effet cinéma s'accentue lors de ses spectacles en solo (allant de Vinci ou Aiguilles et opium à Elseneur), et s'amplifie visiblement tout au long des étapes successives d'un work-in-progress en tournée comme La Trilogie des dragons (1985-1991), ou Les Sept Branches de la rivière Ota (1994-1996).

Non seulement les pratiques du théâtre alternatif ont fini par être entièrement intégrées au courant dominant, mais elles ont façonné le goût du public et des critiques en matière de scénographie et de mise en scène. Un dramaturge comme Brad Fraser séduit un jeune public habitué aux clips vidéo par le biais d'un style hautement visuel, qui emprunte à la bande dessinée et au cinéma, et des scénarios imprégnés d'érotisme, d'homosexualité et de sang. On peut citer Unidentified Human Remains and the True Nature of Love (1993), traduit et monté par André Brassard, puis adapté par le cinéaste Denys Arcand (Amour et restes humains, 1994). Qu'ils soient en quête de nouvelles formes esthétiques ou qu'ils cherchent à attirer l'attention sur des problèmes sociaux, les théâtres professionnels s'enrichissent par ailleurs d'une énergie venant de communautés de plus en plus multiculturelles, qui revendiquent un patrimoine culturel d'ordre multiple. Ce théâtre multigénérique et multiforme reflète ainsi la diversité kaléidoscopique des acteurs sociaux et ethniques qui forment le Canada du xxie siècle.

Le roman

Manifestation d'un engouement national pour l'histoire ainsi que pour l'observation sociale, le réalisme fut le courant esthétique qui continua à dominer la production littéraire au Canada à une époque où le modernisme était déjà à son apogée en Europe et aux États-Unis. Cette forme littéraire est arrivée de façon tardive et sporadique au Canada. Robert Kroetsch, l'une des grandes figures littéraires contemporaines, a laissé entendre qu'il n'y eut aucune étape intermédiaire entre la période victorienne et l'époque postmoderne. Toutefois, si les notions principales qui gouvernent la production moderniste s'avèrent être la subjectivité et la perception, ainsi qu'un intérêt affirmé pour les mécanismes du processus créatif, on voit bien que certains romanciers ont fermement ancré leur œuvre au sein de cette tendance esthétique. Par ailleurs, le chevauchement des différents courants est frappant, dans la mesure où le postmodernisme implique aussi bien un prolongement du modernisme qu'une rupture par rapport à lui. Les romanciers postmodernes canadiens se sont cependant tenus à distance de l'hermétisme auquel est souvent associée la notion de modernisme. Ils se sont intéressés de nouveau au récit, à l'art de raconter une histoire. Leur désir d'enraciner l'œuvre dans la société dont elle émerge provient vraisemblablement des positions engagées prises par les écrivains québécois des années 1960 (Hubert Aquin, Jacques Godbout, Marie-Claire Blais, Réjean Ducharme, Gérard Bessette, entre autres) qui participèrent activement à la « Révolution tranquille ». Ce questionnement sur la place de l'individu dans la cité aboutit à deux tendances manifestes : d'une part, le recours fréquent à l'ironie, qui permet d'évaluer et de critiquer indirectement la société ; d'autre part, un retour au roman historique, au récit de vie, et au genre du Bildungsroman.

La description qui suit sera donc structurée autour des axes du réalisme, du modernisme et du postmodernisme. Comme ce dernier privilégie une dynamique de la réception, il englobe des tendances qui vont du réalisme et du réalisme magique au roman historiographique, en passant par le néo-gothique et le fantastique. En même temps, cet examen de la scène littéraire contemporaine ne manquera pas de tenir compte des spécificités régionales qui caractérisent le Canada, ainsi que des changements qui accompagnent l'évolution démographique d'un pays de plus en plus multiculturel : selon le recensement de 2001, plus de deux cents ethnies y cohabitent.

Le réalisme

L'une des figures principales du courant réaliste qui se développa à la suite du darwinisme et du positivisme était Frederick Philip Grove (1879-1948), un expatrié allemand qui s'établit dans les prairies, et entreprit de peindre la vie des immigrants, obligés de défricher la terre et de lutter contre un climat hostile. Ses romans du terroir, Settlers of the Marsh (1925), Our Daily Bread (1928), The Yoke of Life (1930) ou Fruits of the Earth (1933), mettent fortement l'accent sur les failles de l'individu et de la société. Deux autres figures du réalisme des prairies s'écartent cependant de Grove. Sinclair Ross (1908-1996), qu'on a comparé à François Mauriac, est surtout connu pour son premier roman, As for Me and My House (1941), et ses nouvelles (recueillies sous le titre The Lamp at Noon and Other Stories), dont l'action se déroule durant la grande crise économique et la sécheresse dévastatrice des années 1930. Sa représentation de la misère et du désespoir est minimaliste, et le regard porté sur l'intériorité, avec pour arrière-plan une réalité physique et humaine implacable, est d'autant plus émouvant qu'il est discret. Également paru dans les années 1940, le premier roman de W. O. Mitchell (1914-1998), Who Has Seen the Wind (1947), peint la vie rurale de l'Alberta avec davantage de lyrisme. Romancier, essayiste, nouvelliste (Jake and the Kid, 1961) et scénariste, W. O. Mitchell, tout comme Mark Twain, manie une langue régionale sensuelle qui célèbre la terre et ses habitants. Sa maîtrise de l'idiome oral et l'aisance avec laquelle il marie le familier et l'incongru le placent aux côtés des meilleurs écrivains comiques. Morley Callaghan (1903-1990), le contemporain torontois de Ross et de Mitchell, qui, comme eux, publia jusque dans les années 1980 (A Time for Judas, 1983), peut également être classé parmi les réalistes, surtout avec son premier roman, Strange Fugitive (1928). Bien qu'il ait côtoyé les modernistes qui s'étaient expatriés à Paris, il n'adhère pas dans son écriture à la dimension iconoclaste qui est celle de James Joyce, Virginia Woolf ou Gertrude Stein. Il cultive toutefois la pratique moderniste de la répétition, voire de la monotonie, dans un anglais parlé très simple – à la manière d'Hemingway –, et privilégie la psyché par rapport à l'événement, à la manière de Henry James ou de Fitzgerald.

Le modernisme

Par ailleurs, d'autres écrivains, dont Mavis Gallant, A. M. Klein, Mordecai Richler, Ernest Buckler, Sheila Watson ou Elizabeth Smart (notamment dans son magnifique roman-poème en prose, By Grand Central Station I Sat down and Wept, 1945), renvoient à des facettes différentes du courant moderniste. Mavis Gallant (1922-2014), qui s'est établie à Paris dans les années 1950, est l'auteur des romans Green Water, Green Sky (1959) et A Fairly Good Time (1970). Mais elle est surtout connue comme l'une des meilleurs nouvellistes de langue anglaise (The Collected Stories of Mavis Gallant, 1996). Ses textes, structurés autour de groupements d'images, de moments de perception ou de remémoration, évoquent la technique pointilliste de Virginia Woolf ou de Katherine Mansfield. Son intérêt pour les mécanismes du langage est analogue à celui de Sheila Watson (1909-1998), auteur de The Double Hook (1959), dont l'écriture, à la manière de Gertrude Stein, est fragmentée par le recours à l'ellipse et à la phrase nominale, et, comme chez Faulkner, privilégie la vision intérieure. Les allusions et les sonorités bibliques, les calembours et le recours aux mots d'origine étrangère – des techniques qu'affectionnent Joyce et Eliot – sont également présents dans The Second Scroll (1951), le seul roman écrit par le poète juif montréalais A. M. Klein (1909-1972), dont les œuvres engagées ont incité d'autres écrivains, tels que Mordecai Richler, à narrer les expériences de la communauté juive. Richler (1931-2001), romancier mais aussi essayiste, journaliste et scénariste, vécut vingt ans en Angleterre afin de pouvoir vivre de sa plume. Des œuvres telles que The Apprenticeship of Duddy Kravitz (1959) représentent avec un humour décapant la vie d'un secteur ouvrier du quartier juif de Montréal, aux marges des deux communautés dominantes : les protestants d'origine anglo-saxonne, et les catholiques francophones. Richler s'est fait une réputation de satiriste féroce, remettant en cause les mythes de la culture nord-américaine dans A Choice of Enemies (1957), The Incomparable Atuk (1963) ou Cocksure (1968). Ses derniers romans (Joshua Then and Now, 1980 ; Barney's Version, 1999) sont construits autour d'une dizaine de fils narratifs, et étonnent par le large éventail de sujets culturels qu'ils abordent.

Un mouvement revendiquant un ancrage nationaliste pour l'art se développa dans les années 1950. Ernest Buckler (1908-1982), qui fit ses études de philosophie aux côtés de Marshall McLuhan, Northrop Frye, Harold Innis et Hugh MacLennan, lesquels élaborèrent des théories sur le rapport entre culture et nation, prit cependant ses distances par rapport à eux. Auteur prolifique de nouvelles qui évoquent les œuvres de Jean Giono, cet écrivain-cultivateur de la Nouvelle-Écosse publia en 1952 son premier « roman pastoral », The Mountain and the Valley. Si The Cruelest Month (1963) et Ox Bells and Fireflies (1968) déstabilisent les lecteurs en attente de récit linéaire, ces derniers sont séduits par sa manière de peindre la vie intime tout en explorant, dans la lignée d'Emerson, les rapports entre les mots et les choses. La vision éthique de Buckler anticipe les préoccupations épistémologiques et sociales qui caractérisent les écrivains postmodernes.

Le postmodernisme
Alice Munro - crédits : Paul Hawthorne/ AP/ SIPA

Alice Munro

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Dans les années 1950 encore, les écrivains pouvaient difficilement vivre de leur plume dans un pays postcolonial peu peuplé, dominé par les industries culturelles anglaise et, surtout, américaine. Une nouvelle fierté nationale s'installa à partir des années 1960, à l'occasion du centenaire du Canada, amenant le gouvernement à subventionner les arts. Ce soutien, accompagné d'un nouvel intérêt de la part du public, a donné lieu à une production littéraire aussi pléthorique que subite de la part d'écrivains comme Robertson Davies, Margaret Laurence, Margaret Atwood, Alice Munro, Matt Cohen, Rudy Wiebe, Marian Engel, Austin Clarke, Leonard Cohen, Michael Ondaatje, Timothy Findley ou bien encore Robert Kroetsch. Leur sens de l'engagement coïncide avec l'avènement d'un courant esthétique qui nie l'existence de récits stables.

L'instabilité générique est incontestablement l'un des traits caractéristiques de l'écriture postmoderne. Des écrivains comme Atwood, Munro, Ondaatje, Leon Rooke, Carol Shields ou Aritha van Herk, entre autres, ont mêlé biographie, autobiographie et fiction, aussi bien que roman et nouvelle, prose et poésie, modes discursifs et picturaux, voire fiction et théorie littéraire. C'est le cas notamment d'Aritha van Herk (née en 1954) : Places Far from Ellesmere : a Geografictione (1990), In Visible Ink : Crypto-Frictions (1991) ou Mavericks (2002) ; de Michael Ondaatje (né en 1943) : Coming through Slaughter (1976) ; de Carol Shields : Diaries (1993), Unless (1993) ou Larry's Party (1997) (toutes ces œuvres étant des explorations des limites du récit de vie). Le roman iconoclaste de Leonard Cohen Beautiful Losers (1966), ou The Blind Assassin (2000) de Margaret Atwood incorporent quant à eux des intertextes provenant de la culture populaire : bandes dessinées, publicité, chansons pop, contes populaires, littérature de gare, voire recettes de cuisine.

Le mode prépondérant de la fiction historiographique brouille effectivement les frontières entre Histoire, biographie et récit. L'engouement pour le roman historique date quant à lui des origines de la production littéraire au Canada. Il était déjà manifeste dans les œuvres réalistes des écrivains de la région atlantique tels que Hugh MacLennan (Barometer Rising, 1941) ou Thomas Raddall (His Majesty's Yankees, 1942 ; The Nymph and the Lamp, 1950). MacLennan (1907-1990) se préoccupait de questions politiques et sociales, à l'échelle régionale ou nationale. Two Solitudes (1945) explore l'inimitié historique entre les Canadiens francophones et anglophones, tandis que Each Man's Son (1951) décrit scrupuleusement la vie dans les mines de l'île du Cap-Breton. The Watch that Ends the Night (1959) et The Return of The Sphinx (1967) exhortent leurs lecteurs à faire obstacle à une mainmise économique, technologique et culturelle de la part des États-Unis. De même, la fin du xxe siècle a produit une abondance de romans historiographiques métafictionnels, lesquels cherchent à examiner sous un nouveau jour les récits – anciens ou modernes – qui représentent les pierres angulaires de notre culture occidentale. Ils contestent les biographies canoniques, ainsi que les événements historico-politiques qui sont devenus des mythes du Nouveau Monde, et qui touchent aux questions capitales de territoire, de dépossession et d'appropriation.

Dialogue avec l'Histoire

Parmi les textes qui mettent en cause ces certitudes ethnocentriques se trouvent les récits sur la Création, qui ont leur source dans la Genèse. Mêlant les modes historique et an-historique, Not Wanted on the Voyage (1984) de Timothy Findley (1930-2002) se déroule dans un espace-temps indéterminé, et met en scène un Noé bien christianisé. Green Grass, Running Water (1993) de l'écrivain d'origine cherokee Thomas King (né en 1943) met en question l'héritage judéo-chrétien de la société occidentale, en confrontant récits bibliques et mythologie amérindienne. D'autres écrivains interrogent les guerres mondiales et l'Holocauste, récits fondamentaux des temps modernes. Dans la lignée de The Second Scroll de Klein, qui retrace la création de l'État d'Israël, on trouve The Wars (1977) de Timothy Findley, chronique de la destruction de toute une génération entre 1914 et 1918, ainsi que Famous Last Words (1981), qui fait interagir des personnages purement fictifs et des figures historiques, avec pour arrière-plan le fascisme des années 1930. Dans son œuvre poétique Obasan (1981), Joy Kogawa présente la Seconde Guerre mondiale telle qu'elle est vue par les Canadiens d'origine japonaise qui ont été évacués et internés. On peut également citer l'hagiographie parodique à laquelle se livre Leonard Cohen à propos de Kateri Tekakwitha, martyre iroquoise canonisée, dans Beautiful Losers (1966), ou les documentaires fictifs de Rudy Wiebe (né en 1934). Celui-ci relate selon le point de vue autochtone la conquête de l'Ouest dans The Temptations of Big Bear (1973), puis la recherche du passage du Nord-Ouest par l'explorateur John Franklin dans A Discovery of Strangers (1994), avant de se pencher sur la Réforme et la diaspora mennonite dans Sweeter than All the World (2001). Dans son roman Kiss of the Fur Queen (1998), le dramaturge cree Tomson Highway dévoile les sévices sexuels que subissaient les enfants autochtones placés dans les écoles catholiques. Parmi les autres réécritures du passé, on peut mentionner The Spanish Doctor (1984) de Matt Cohen, Black Robe (1985) de l'expatrié Brian Moore, ou Burning Water (1980) de George Bowering, reprenant l'histoire de George Vancouver, l'un des premiers navigateurs à explorer la côte pacifique de l'Amérique du Nord.

Margaret Atwood - crédits : Leonardo Cendamo/ Hulton Archive/ Getty Images

Margaret Atwood

Au xxie siècle, cette tendance se confirme, avec The Stone Carvers de Jane Urquhart, The Russlander de Sandra Birdsell (2001) ou The Polished Hoe d'Austin Clarke (2002). Parmi ceux qui continuent à interroger la nature même de la recherche historique, on trouve Guy Vanderhaeghe, Wayne Johnston et Katherine Govier. Historien de formation, Vanderhaeghe (né en 1951) fit des recherches méticuleuses pour The Last Crossing (2002), qui se déroule dans l'Ouest des années 1870, tout comme il l'avait fait pour The Englishman's Boy (1996). Le roman de Wayne Johnston, The Navigator of New York (2002), relate la course vers le pôle Nord, mettant en avant un rival de Robert Peary qui a presque sombré dans l'oubli. Par ailleurs, Johnston et Govier revendiquent, dans des biographies romancées (The Colony of Unrequited Dreams, 1998 ; et Creation, 2002) la liberté qu'a l'artiste de modeler à sa guise les figures historiques. Leur position évoque la revendication de Michael Ondaatje : soumettre l'histoire publique à la remémoration individuelle et à des considérations d'ordre esthétique (The English Patient, 1992 ; ou Running in the Family, 1982, où l'auteur affirme que la vérité disparaît avec l'Histoire). La mise en cause de la notion de véracité historique est presque militante chez Margaret Atwood (née en 1939), aussi bien dans sa poésie, ses nouvelles et récits courts, que dans ses romans (Alias Grace, 1996 ; The Blind Assassin, 2000).

De nombreux écrivains ont continué à faire usage des conventions du réalisme. Margaret Laurence (1926-1987) fut l'une des principales figures de la renaissance littéraire des années 1960 et 1970 (de The Stone Angel, 1964, à The Diviners, 1974), tout comme Robertson Davies (1913-1995). Bien que ce dernier ait été un dramaturge prolifique dans les années 1940 et 1950, et qu'il ait déjà publié The Salterton Trilogy (1951-1958), il ne gagna une renommée internationale que dans les années 1970, particulièrement avec The Deptford Trilogy (Fifth Business, The Manticore et The World of Wonders, 1970-1975). Ses livres sont élégants, ironiques et érudits. David Adams Richards (né en 1950) pratique, quant à lui, un réalisme plutôt naturaliste en peignant la classe ouvrière du Nouveau-Brunswick (Coming of Winter, 1974 ; Nights below Station Street, 1988 ; For Those Who Hunt the Wounded down, 1993 ; ou bien encore Mercy among the Children, 2000). Si Austin Clarke (1932-2016) a publié ses premiers romans dans les années 1960, ce furent ses recueils de nouvelles et sa trilogie torontoise (The Meeting Point, 1967 ; Storm of Fortune, 1971 ; The Bigger Light, 1975) qui, par leur représentation très sombre de la communauté immigrée venue des Caraïbes et par le parti pris d'une transcription fidèle des idiolectes, établit sa réputation, consolidée ensuite par The Polished Hoe (2002).

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Les critiques ont souvent classé ces écrivains parmi les réalistes, tout comme ils l'ont fait pour Matt Cohen (Last Seen, 1996 ; Elizabeth and after, 1999), Marian Engel (The Glassy Sea, 1978), Margaret Atwood, Carol Shields (née en 1935), ou bien encore la nouvelliste Alice Munro (née en 1931), de Dance of the Happy Shades (1968) à The Love of a Good Woman (1998) ou Hateship, Friendship, Courtship, Loveship, Marriage (2001). Or ces auteurs se meuvent plutôt dans le cadre d'un réalisme feint. Ils relatent le quotidien, mais par le biais de narrateurs trompeurs, de points de vue instables, et en jouant d'une manipulation temporelle déstabilisante. Dans son cycle Manawaka (quatre romans et un recueil de nouvelles : A Bird in the House, 1963) renvoyant au Bildungsroman, Margaret Laurence utilise une forme spatialisée afin de représenter les mécanismes de la conscience et l'acquisition du langage. Les sagas familiales, comme Clara Callan (2001) de Richard Wright ou A Good House (1999) de Bonnie Burnard, retracent les temps forts de l'évolution de la société nord-américaine. Tout comme chez Shields, Munro ou Bronwen Wallace (People You'd Trust Your Life to, 1990), les énumérations et descriptions méticuleuses d'objets prosaïques sont parcourues de questionnements épistémologiques, voire métaphysiques.

Le réalisme magique

Les écrivains qui ont recours au mode du merveilleux ou du mythopoïétique illustrent la récurrence du réalisme magique dans les cultures postcoloniales situées en marge de la production littéraire des métropoles. Si le réalisme magique était l'une des manifestations du modernisme et du surréalisme, il explose littéralement dans les années 1960 en Amérique latine et dans les Antilles, et se répand dans les autres littératures nouvelles. Il est intéressant de constater que la façon dont Robert Kroetsch (né en 1927) combine le réalisme et le fantastique dans What the Crow Said (1978) anticipe le premier chapitre extravagant des Versets sataniques de Salman Rushdie. Parmi les parutions plus récentes, on trouve The Cure for Death by Lightning (1996) de Gail Anderson-Darsatz, ou The Life of Pi (2001) de Yann Martel, récipiendaire du prix Booker. Cette fable fantastique raconte l'histoire d'un adolescent de Bombay qui, après un naufrage, est contraint de partager son canot de sauvetage avec un tigre du Bengale. Des écrivains plus établis, tels que Atwood, Findley, Urquhart, King ou Leon Rooke (The Magician in Love, 1981), affectionnent le fantastique, et tendent à faire surgir l'extraordinaire de l'apparemment familier. Ainsi de la trilogie parodique de Robert Kroetsch (The Words of My Roaring, 1966 ; The Studhorse Man, 1969 ; Gone Indian, 1973). De même, le réalisme vole en éclats chez Margaret Atwood dans Surfacing (1972), où le rêve, la vision bouleversent le banal. Dans Headhunter (1993), où se côtoient des personnages romanesques venus d'ailleurs, tels qu'Emma Bovary, Findley réécrit Au cœur des ténèbres, la nouvelle de Joseph Conrad, en la transposant dans les rues de Toronto. Comme d'autres œuvres de fiction spéculative, Headhunter déconstruit les modes d'appréhension de la réalité. De même, et non sans rappeler l'Orlando de Virginia Woolf, Pilgrim (1999) se déroule à la clinique psychiatrique de Zürich, où le protagoniste, sans âge et de sexe fluctuant, se fait psychanalyser par C. G. Jung.

Le néo-gothique est un courant puissant dans les arts contemporains qui, depuis les années 1960, interrogent la notion de normalité en recourant au fantastique ou au grotesque. Dans cette veine, on peut citer les œuvres de Barbara Gowdy, qui peuple ses récits fantasmagoriques de personnages monstrueux (Mister Sandman, 1995 ; The White Bone, 1998), Susan Musgrave (The Charcoal Burners, 1980), Anne Michaels (Fugitive Pieces, 1996), Ann-Marie MacDonald (Fall on Your Knees, 1996), mais aussi celles de Matt Cohen ou Audrey Thomas (sans parler des nouvelles tardives d'Alice Munro), toutes imprégnées de terreur. C'est au genre du roman d'anticipation, mêlé au roman d'épouvante, que renvoient manifestement Voices in Time (1980) de MacLennan, et The Handmaid's Tale (1985) d'Atwood. Ces œuvres s'insèrent dans le cadre plus large de l'utopie, dans la lignée de H. G. Wells, William Morris, Aldous Huxley et George Orwell.

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Des formes de réalisme magique moins militantes sont perceptibles dans les œuvres oniriques de Jane Urquhart (née en 1949), souvent comparée à la cinéaste néo-zélandaise Jane Campion. Son premier roman, The Whirlpool (1986), interroge l'invisible, l'irrationnel et le pouvoir du langage. L'épopée familiale Away (1994), récit de migration et d'exil, mêle les registres de la métamorphose, des légendes gaéliques et des sortilèges. Le recours mythopoïétique à la légende, au conte populaire ou au tall tale américain permet de jouer de façon formelle avec le réalisme. On le trouve aussi bien chez David Arnason, de la communauté islandaise du Manitoba (The Pagan Wall, 1992 ; The Demon Lover, 2002), que chez Larissa Lai, d'origine chinoise (When Fox is a Thousand, 1995), ou encore chez des auteurs autochtones comme King, Highway, Lee Maracle (Ravensong, 1993) ou bien encore Eden Robinson (Monkey Beach, 2000). On le trouve également chez Jack Hodgins (né en 1938), depuis son premier roman, The Invention of the World (1977), jusqu'à The Macken Charm (1995) et à Broken Ground (1998), l'action se déroulant en général dans les communautés forestières isolées de l'île de Vancouver. De langue savoureuse, les récits de Hodgins sont construits à la manière des tall tales, telle qu'elle est pratiquée par des écrivains de l'Ouest, que ce soit Twain, Vanderhaeghe ou Kroetsch. Cette manière de combiner litote et exagération caractérise une grande partie de la littérature postmoderne, fondamentalement ironique. Fort de son style rabelaisien, le roman carnavalesque Beautiful Losers de Leonard Cohen (1934-2016) s'inscrit dans une longue tradition de textes contestataires, et les effets comiques renouent avec la veine satirique d'auteurs aussi divers que Swift, Byron, Jarry ou Genet. À travers le rire qu'il suscite, Cohen met en cause les institutions religieuses et politiques ainsi que la culture économique et populaire d'une Amérique qui ne lui en accorde pas moins un succès critique et commercial en tant que poète et compositeur-chanteur.

Une littérature multiculturelle

Leonard Cohen est né à Montréal de parents juifs. Alors qu'une grande partie de la littérature canadienne a toujours été produite par des immigrants de première ou deuxième génération pour lesquels le thème du déracinement joue un grand rôle, vers la fin du xxe siècle le phénomène s'avère qualitativement différent : une personne sur cinq est née à l'étranger, tandis que les minorités dites « visibles » ont triplé en vingt ans. Sur trente millions d'habitants, on compte notamment un million de Chinois (recensement de 2001). Leonard Cohen, parmi d'autres, reflète une évolution littéraire qui accompagne une évolution démographique radicale entre 1867 et le xxie siècle. Les membres des communautés socioculturelles dominantes (anglo-saxonne, germanique et française) avaient un accès quasi exclusif à l'industrie du livre jusqu'à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Under the Ribs of Death (1957), de John Marlyn, est parmi les premiers romans à exprimer la perspective d'une communauté ethnoculturelle minoritaire – ici les immigrés hongrois de Winnipeg –, tout comme The Sacrifice (1956) et Crackpot (1974) d'Adele Wiseman, laquelle se penche sur la communauté juive de la même région. Les écrivains originaires d'Asie du Sud, quant à eux, accédèrent à l'édition lorsque Michael Ondaatje remporta trois prix du Gouverneur-général pour sa poésie et sa fiction, dans les années 1970. Lorsque les écrivains sont allophones, ils continuent parfois à publier dans leur langue maternelle, pour ensuite être traduits. On peut citer l'écrivain tchèque Josef Skvorecky (Dvorak in Love, 1983 et 1986, respectivement en tchèque et en anglais). Mais les écrivains venus d'ailleurs sont souvent déjà anglophones, et partagent les mêmes repères culturels que leurs homologues natifs. On peut évoquer ceux qui viennent des Caraïbes, tels Austin Clarke, Dionne Brand (In Another Place, not Here, 1996 ; At the Full and Change of the Moon, 1999), Marlene Nourbese Philip (Looking for Livingstone : An Odyssey of Silence, 1991), Neil Bissoondath (Digging up the Mountains, 2002) ou André Alexis (Childhood, 1998). D'autres sont issus d'Asie du Sud : Michael Ondaatje (In the Skin of a Lion, 1987 ; The English Patient, 1992 ; Anil's Ghost, 2000), Rohinton Mistry (A Fine Balance, 1995 ; Family Matters, 2002), Ven Begamudré (Van de Graaf Days, 1993 ; The Phantom Queen, 2002), Shyam Selvadurai (Funny Boy, 1994 ; Cinnamon Gardens, 1998), Anita Rau Badami (Tamarind Mem, 1996 ; The Hero's Walk, 2000). D'autres encore sont originaires de la Chine : Denise Chong (The Concubine's Children, 1994), Sky Lee (Disappearing Moon Café, 1990), Wayson Choy (The Jade Peony, 1995), Fred Wah (Diamond Grill, 1996), Evelyn Lau (Other Women, 1995) et Larissa Lai, entre autres. Parmi les auteurs d'origine japonaise, on peut citer Joy Kogawa (né en 1935) de nouveau, ainsi que Kerri Sakamoto (The Electrical Field, 1998, aussi politisé qu'Obasan, le roman de Kogawa) ou Hiromi Goto (A Chorus of Mushrooms, 1994, plus carnavalesque). Certains écrivains, qui appartiennent à des diasporas multiples, lorsque par exemple ils ont été élevés en tant qu'Indiens dans des milieux essentiellement africains, placent l'hybridité culturelle au cœur de leurs préoccupations. On peut évoquer M. G. Vassanji (The Book of Secrets, 1994), Cyril Dabydeen (Dark Swirl, 1989) ou Shani Mootoo (Cereus Blooms at Night, 1996). Par ailleurs, les publications provenant d'auteurs autochtones ne remontent qu'aux années 1970, un fait imputable, selon Thomas King, à l'inspiration que leur a fournie Scott Momaday, le premier Amérindien à être récipiendaire du prix Pulitzer (House Made of Dawn, 1969). Au côté de Thomas King (de Medicine River, 1989, à Truth and Bright Water, 1999), on trouve aussi bien des œuvres polémiques que des œuvres qui mettent en avant une dimension transculturelle, allant ainsi de Maria Campbell (Halfbreed, 1973), Howard Adams (Prison of Grass, 1975), Beatrice Culleton (In Search of April Raintree, 1983) ou Lee Maracle (Bobbi Lee : Indian Rebel, 1990) à Basil Johnston (Moosemeat and Wild Rice, 1978 ; Indian School Days, 1988), Ruby Slipperjack (Honour the Sun, 1987), Jeannette Armstrong (Slash, 1988), Beth Brant (Food and Spirits, 1991), ou bien encore le conteur Harry Robinson (Write It on Your Heart : the Epic World of an Okanagan Storyteller, transcrit par Wendy Wickwire en 1989).

La plupart de ces textes, qu'ils soient de tonalité ironique ou élégiaque (comme le premier roman de Nino Ricci, Lives of the Saints, 1990), sont au moins partiellement autobiographiques, et cherchent à transformer une expérience personnelle en un événement social signifiant. Alors que le récit de vie légèrement romancé a toujours existé, depuis la pionnière Susanna Moodie (Roughing It in the Bush, 1852) jusqu'au peintre Emily Carr (Klee Wyck, 1941 ; The Book of Small, 1942), cette dernière vague d'écriture manifeste un retour spectaculaire au moi, devenu à la fois sujet et objet de la narration. Aux dynamiques de la tension raciale et culturelle qui sous-tend une grande partie de ces œuvres, on peut ajouter la question identitaire telle qu'elle relève de la sexualité. Certains écrivains revendiquent leur homosexualité : des Québécoises Nicole Brossard et Marie-Claire Blais à Daphne Marlatt (Steveston, 1974 ; Ana Historic, 1988), Jane Rule (Desert of the Heart, 1991), Dionne Brand, Marlene Nourbese Philip et Shani Mootoo, en passant par Selvadurai, Highway et Findley. D'autres se plaisent à brouiller les notions d'orientation sexuelle et de genre (au sens d'identité sexuelle culturellement programmée et non pas d'origine biologique).

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Dans une société parmi les plus urbanisées du monde, où les seules villes de Toronto, Vancouver et Montréal accueillent les trois quarts des immigrés, une grande partie de la production littéraire a toujours marqué une prédilection pour la campagne ou la petite ville comme décor, avec tout ce que cela comporte de résonances symboliques. Vers la fin du xxe siècle, on détecte un nouveau mouvement de production urbaine, dont émanent une énergie désinvolte et une sensibilité cosmopolite. Douglas Coupland (Generation X, 1991 ; Girlfriend in a Coma, 1998), Russell Smith (Noise, 1998) et Michael Turner (Kingsway, 1995), entre autres, ont su voir dans le paysage urbain le lieu fluctuant d'une mémoire culturelle, où une spatialisation arbitraire et une prolifération de voix et de sons se mêlent à des récits atomisés mettant en question les valeurs mêmes qu'ils reflètent.

Enfin, il n'est pas sans intérêt de se tourner vers certains écrivains interculturels d'allégeances multiples. Peter Oliva (The City of Yes, 1999), venu des États-Unis mais ayant résidé également au Japon, met en scène une collision de cultures, de langues et de perceptions du monde. Janette Turner Hospital (née en 1942) partage son temps entre le Canada et l'Australie, et mêle une érudition de type occidental aux mirages de l'outback australien (Charades, 1990 ; Oyster, 1996). Non sans rappeler Samuel Beckett ou Romain Gary, Nancy Huston (née en 1953) vit à Paris et a choisi le français comme langue d'écriture. The Goldberg Variations (1980), Instruments of Darkness (1997) ou Dolce Agonia (2002) sont réécrits en anglais après avoir été publiés en français. La dimension cérébrale, placée sous le signe du double, à laquelle aboutit le choix d'une langue acquise et non maternelle, est particulièrement frappante dans son texte bilingue Limbes/Limbo, un hommage à Samuel Beckett (2000).

Dans leur diversité même, les œuvres qui ont été recensées dans cette étude permettent d'apercevoir de quelle manière l'identité – qu'elle soit celle d'un individu, d'une communauté ou d'une nation – est construite et textuellement représentée. Qu'elles adhèrent aux codes littéraires dont elles ont hérité ou qu'elles s'en éloignent, elles mettent en avant la nature composite qui caractérise l'héritage culturel canadien.

— Marta DVORAK

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Écrit par

  • : musicologue, professeur au Conservatoire de Montréal, Canada
  • : membre de l'Académie canadienne-française
  • : professeur de littérature canadienne et de littératures postcoloniales à l'université de Paris-III-Sorbonne nouvelle
  • : musicologue, analyste, cheffe de chœur diplômée du Conservatoire national supérieur de musique de Paris, chargée de cours à Columbia University, New York (États-Unis)
  • : professeur agrégé d'histoire de l'art
  • : professeur titulaire à l'université de Montréal, département d'études anglaises
  • Encyclopædia Universalis : services rédactionnels de l'Encyclopædia Universalis

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Autres références

  • PALÉOESQUIMAU

    • Écrit par
    • 68 mots

    Le terme paléoesquimaux désigne toutes les populations préhistoriques établies de la rive sibérienne du détroit de Béring au Groenland, en passant par l'Arctique nord-américain, qui manifestent un mode de vie de type esquimau. Elles ont disparu peu après l'arrivée d'immigrants venus d'...

Voir aussi