CARAVAGE (vers 1571-1610)
Caravage, peintre stylisateur
La Madone des pèlerins, dite aussi La Madone de Lorète (env. 1604, San Agostino, Rome), compte parmi les tableaux les plus bouleversants de Caravage ; quel contraste entre la poignante pauvreté des paysans en prière et la Vierge représentée en élégante dame romaine, entre le riche chambranle d'un palais et le mur de briques mal crépi ! Quelle opposition entre l'attitude si naturelle, si simple des paysans et la femme qui esquisse un pas de danse à la porte d'un palais !
Mieux que tout autre tableau, La Madone de Lorète fait comprendre combien l'art de Caravage est fait de prodigieuses simplifications : les mains qui surgissent brusquement des vêtements, le modelé des jambes ou des pieds obtenu sans excès de peinture, les bâtons des pèlerins qui n'existent que par la lumière qu'ils reçoivent (insistons sur cette lumière qui se fait substance dans la matière picturale) sont à la limite du désincarné. Caravage – Marangoni avait beaucoup insisté sur ce point – prouve ses talents de stylisateur : peut-on parler de réalisme devant la ligne du cou de la Vierge, le pas de danse esquissé par une femme dont l'enfant semble trop lourd pour elle ? Caravage n'est-il pas trop italien pour priver ses personnages de toute idéalisation ? Cependant, cette madone est-elle la Vierge, mère du Christ ? N'est-elle pas plutôt une dame romaine, telle que les paroissiens de San Agostino pouvaient en connaître, devant laquelle s'agenouillent deux pèlerins comme eux simples gens du peuple ? Mais, si ces deux pèlerins n'étaient que de simples gens du peuple, le tableau n'aurait pas remporté le succès qu'il connaît toujours ; ici le réalisme s'unit à l'idéalisation.
Avec les années, l'obscurité de la couleur, l'absence de la lumière tendent à envahir les tableaux du Lombard. La Mise au tombeau, peinte en 1604 pour la Chiesa Nuova (pinacothèque du Vatican, Rome), annonce Rubens par sa gravité et sa forte monumentalité ; le clergé de l'église Santa Maria della Scala à Rome, qui commanda, au début de l'année 1605, La Mort de la Vierge (Louvre, Paris), puis refusa l'œuvre, n'avait pas compris que Caravage est un peintre de l'émotion. Quelles furent les raisons du refus ? Les commanditaires, prisonniers d'une attitude mentale héritée de la Renaissance, pensaient que la beauté extérieure doit être un privilège des saints, que la mère du Christ ne peut pas être représentée « enflée, les jambes découvertes » (Baglione). Pourtant, l'attitude de la Vierge dérive peut-être d'une Pietà de Annibal Carrache (1599-1600, Galerie nationale, Parme). Comme l'a remarqué Friedländer, « la faculté de remplir ses individus d'une vie interne, sensible et émouvante, sans le recours à l'idéalisation classique, ni à l'abstraction maniériste, est la qualité fondamentale de l'art du Caravage ». Avec La Mort de la Vierge, le Lombard prouve qu'il est resté fidèle à son principe de représenter seulement ce que les yeux peuvent voir. Pour lui, le réel suffit pour exprimer une émotion humaine intime et élevée, le réel est porteur des plus grands sentiments, et les corps les plus humbles peuvent traduire eux aussi des valeurs spirituelles.
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Écrit par
- Arnauld BREJON DE LAVERGNÉE : conservateur en chef du musée des Beaux-Arts de Lille
- Marie-Geneviève de LA COSTE-MESSELIÈRE : critique d'art
Classification
Médias
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