CARE, philosophie
Morale, dépendance, sensibilité
Quelle est la pertinence de la sensibilité individuelle ? Qu'est-ce que le singulier peut revendiquer ? C'est en redonnant sa voix (différente) au particulier, à l'intime, que l'on peut assurer l'entretien – tant au sens d'une conversation que d'une conservation – d'un monde humain. Le sujet du care est un sujet sensible en tant qu'il est affecté, pris dans un contexte de relations, dans une forme de vie – qu'il est attentif, attentionné, que certaines choses, situations, moments ou personnes comptent pour lui. Le centre de gravité de l'éthique est ici déplacé du « juste » à l'« important ».
Prendre la mesure de cette importance du care pour la vie humaine suppose de reconnaître que la dépendance et la vulnérabilité ne sont pas des accidents de parcours qui n'arrivent qu'aux « autres » mais sont le lot de tous, y compris de ceux qui semblent les plus indépendants. À contre-courant de l'idéal d'autonomie qui anime la plupart des théories morales, le care nous rappelle en effet que nous avons besoin des autres pour satisfaire nos besoins primordiaux. Ce rappel désagréable pourrait bien être à la source de la méconnaissance du care, souvent présenté comme une version niaise ou condescendante de la charité. Il s'accompagne alors d'un mépris bien réel pour les activités liées au care.
La réflexion sur le care fait partie d'un tournant particulariste de la pensée morale : contre ce que Wittgenstein appelait dans le Cahier bleu la « pulsion de généralité », le désir d'énoncer des règles générales de pensée et d'action, il s'agit de faire valoir en morale l'attention au(x) particulier(s), au détail ordinaire de la vie humaine. C'est cette volonté descriptive qui modifie la morale : apprendre à voir ce qui est important et non remarqué, justement parce que c'est sous nos yeux. Émerge alors une éthique de la perception particulière des situations, des moments, de « ce qui se passe », à la façon dont Erwing Goffman définit l'objet de la sociologie. La perception comporte bien un enjeu moral, et politique : nos concepts moraux dépendent, dans leur application même, de la description que nous donnons de nos existences, de ce qui est important et de ce qui émerge et compte pour nous.
Les analyses en termes de care s'inscrivent ainsi dans un mouvement de critique de la théorisation morale, qui revendique un primat de la description des pratiques morales dans la réflexion éthique. Les éthiques du care partent de problèmes moraux concrets, et voient quelles solutions spécifiques leur sont apportées, non pas pour abstraire à partir de ces solutions particulières (ce serait encore la « pulsion de généralité ») mais pour percevoir la valeur même au sein du particulier. Elles appellent une sorte d'ethnographie morale qui laisserait leur place aux expressions propres des agents, en lieu et place d'une normativité préexistante qui analyserait ou engagerait des comportements.
Concevoir la morale sur le seul modèle de la justice conduit à négliger des aspects parmi les plus essentiels et difficiles de la vie morale – nos proximités, nos motivations, nos relations – au profit de concepts éloignés de nos questionnements ordinaires – l'obligation, la rationalité, le choix. Les qualités comme la gentleness, la générosité ou l'attention, semblent échapper aux capacités de description ou d'appréciation des théories morales en vigueur. Le care vise à aller plus loin qu'une éthique des vertus ou du développement humain ; à valoriser le souci des autres, non contre le souci de soi, mais au contraire comme la base même d'un réel et réaliste souci de soi, d'une culture de notre capacité à faire attention à nos besoins et à nos exigences.[...]
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Écrit par
- Sandra LAUGIER : professeur des Universités, université de Paris-I-Panthéon-Sorbonne
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