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CARE, philosophie

« Care » et politique

Par la place centrale qu'elle accorde à la vulnérabilité des personnes, la perspective du care constitue une véritable révolution dans la perception et la valorisation des activités humaines. Cette valorisation rappelle l'importance qu'il y a à repenser ensemble care et délégation du travail, ou service. Car la division sociale – et aujourd'hui mondiale – du travail de care risque de donner l'illusion que l'on peut distinguer aisément un care « émotionnel » – attentif aux besoins affectifs des personnes particulières – et un care « de service » qui peut être délégué et acheté. Le premier serait alors l'apanage des femmes blanches favorisées tandis que le second resterait délimité par tout ce que les premières ne prennent pas en charge, en résumé, « le sale boulot » qui revient aux « autres ».

Si la question du care fait aujourd'hui irruption dans l'espace public, c'est aussi parce que l'entrée massive des femmes sur le marché du travail a mis en crise les voies traditionnelles de fourniture du care. Que ce soit dans la sphère domestique, les institutions publiques ou le marché, le care est produit par des femmes dont les positions sociales restent le plus souvent précaires. Infirmières, aides à domicile, aides soignantes, travailleuses sociales, sans parler de tous ces autres métiers qui se dévalorisent à la vitesse de leur féminisation : enseignantes, médecins généralistes, etc. La crise du care est à la fois celle des care givers traditionnels qui assument une charge de plus en plus lourde du fait de l'allongement de la durée de vie. Celle des conditions de plus en plus difficiles dans lesquelles s'effectuent les activités de soin sous l'effet des politiques sociales qui les encadrent. Celle enfin, et la plus préoccupante, de la « fuite du care » des pays pauvres vers les plus riches, créant peut-être le déséquilibre le plus révoltant de notre temps – et qui reste inaperçue, ou passe après le sentiment d'inquiétude suscité par la dégradation des services publics du care dans les pays favorisés.

Une véritable mise en œuvre politique de l'éthique du care passe alors par la publicisation de ses enjeux. La reconnaissance de la pertinence théorique des éthiques du care suppose une revalorisation pratique et politique des activités qui lui sont liées. Cela conduit Joan Tronto à proposer, dans Un monde vulnérable, une anthropologie des besoins : non seulement certains de nos besoins appellent directement le care, mais celui-ci définit l'espace politique où l'écoute des besoins devient possible en tant qu'attention à autrui. En appelant une société où les care givers auraient leur voix, leur pertinence, et où les tâches de care ne seraient pas structurellement discrètes, les éthiques du care mettent des réalités non vues – et pourtant trop visibles – au cœur de la perception politique et morale.

« Pour qu'elle soit créée et poursuivie, une éthique du care s'appuie ainsi sur l'impératif politique qui consiste à conférer une valeur au care et à reconfigurer (reshape) les institutions en fonction de cette valorisation », écrit Joan Tronto. Pas d'éthique du care, donc, sans politisation : mais il faut peut-être aller jusqu'au bout de l'idée critique qui était à la source des thèses de Carol Gilligan : à savoir que les éthiques dominantes de tonalité libérale sont le produit et l'expression d'une pratique sociale qui dévalorise l'attitude et le travail de care, ne veut pas le voir ni trop en entendre parler. L'éthique du care donne à des questions ordinaires la force et la pertinence nécessaires pour examiner de façon critique nos jugements moraux, et notre hiérarchie spontanée des activités humaines. D'où son actualité à la fois[...]

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Écrit par

  • : professeur des Universités, université de Paris-I-Panthéon-Sorbonne

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  • GILLIGAN CAROL (1936- )

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