DREYER CARL (1889-1968)
Avec Le Cuirassé Potemkine d'Eisenstein, La Passion de Jeanne d'Arc de Dreyer est sans doute le film le plus célèbre du cinéma muet. Des générations de cinéphiles ont recueilli avec ferveur cette liturgie de visages tourmentés, ces face-à-face tragiques de gros plans sans autre fard que la lumière la plus crue, dans un décor réduit à quelques voûtes obsédantes, où les soldats casqués se glissent et courbent l'échine en silence, menaçants, lointains, pas même hostiles.
C'est à partir de ce film que s'est développée la légende du réalisateur danois Dreyer. On l'a dit austère, froid, rigoureux, exigeant. Et, comme en sa longue carrière il n'a fait que quatorze films, on n'a pas manqué de le comparer à Bresson. Une telle réputation ne pouvait qu'ouvrir un immense fossé entre l'œuvre et le public. Le dernier film de Dreyer en a fait les frais, dans des circonstances honteuses pour une bonne majorité de la critique française : Dreyer était venu à Paris présenter Gertrud en décembre 1965. L'accueil fut d'une rare méchanceté. Bien sûr, cette œuvre si simple, qui tournait le dos à la mode, n'avait rien pour séduire un public friand de « tape à l'œil ». On s'empressa de reparler de Jeanne d'Arc, ce monument classé, plutôt que d'ouvrir les yeux sur la nouveauté secrète et profonde de Gertrud. Dreyer repartit à Copenhague, continua de préparer calmement des projets qui lui tenaient à cœur depuis longtemps, entre autres une « Vie de Jésus ».
La nudité des visages
Si l'œuvre de Dreyer peut paraître difficile, c'est seulement parce que cet homme astucieux et inventif n'a jamais pris deux fois le même chemin. Peut-être parce qu'il a peu tourné, chacun de ses films s'est nourri d'une longue réflexion, et donc aussi d'une critique impitoyable de ce qui fut fait, de telle sorte que chaque film apparaît comme une aventure neuve, une expérience originale.
Les films muets qui aboutissent à La Passion de Jeanne d'Arc sont marqués par l'expressionnisme et, à travers lui, par l'influence plus souterraine, mais plus décisive, de Griffith, d'une dizaine d'années plus âgé que Dreyer. Déjà Dreyer est hanté par un souci de réalisme, qui ne le quittera jamais. Au comédien, il préférera toujours le figurant qui a du caractère. Il est fasciné par les visages. « Un visage, dit-il, c'est une terre qu'on n'est jamais las d'explorer. » À la beauté conventionnelle des acteurs, il oppose la nudité expressive des visages de vieillards – son œuvre, dès le début, est peuplée de vieillards – comme si ces visages ne pouvaient pas mentir, parce qu'ils rendent visibles, enfin, tous les sentiments accumulés par une vie entière. C'est pourquoi, loin de couvrir par le maquillage les traits du visage, il les met en lumière, les révèle. Falconetti ne sera jamais maquillée pour interpréter Jeanne d'Arc. « Si l'on couvre un visage de fard, dit-il, on efface quelque chose de son caractère. Les rides d'un visage, petites ou grandes, racontent énormément de choses sur un caractère. »
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Écrit par
- Jean COLLET : docteur ès lettres, professeur à l'université de Paris-V-René-Descartes, critique de cinéma
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Médias
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