CARL EINSTEIN (1885-1940). ITINÉRAIRES D'UNE PENSÉE MODERNE (L. Meffre)
L'essayiste et historien de l'art Carl Einstein n'a pas échappé à la fatalité d'une homonymie flatteuse mais frustrante. Et pourtant, à part l'origine juive et l'ancrage dans la culture allemande, Carl Einstein n'avait rien qui le rapprochât du théoricien de la relativité. L'arc chronologique (1885-1940), où s'inscrit une existence placée sous le double signe de la plus exubérante inventivité personnelle et d'une barbarie historique qui le contraignit le 5 juillet 1940 au suicide dans le Gave de Pau, s'apparente bien plutôt à la courbe décrite dans sa propre vie par Walter Benjamin, disparu dans des conditions fort voisines. Et pourtant, là encore, que de différences ! Avec Benjamin, c'est à une figure de penseur attaché au petit groupe que l'on a affaire, plus souvent solitaire qu'entouré de vrais amis attentifs à ses entreprises.
La belle et riche biographie qu'a consacré à Carl Einstein (coll. Monde germanique. Histoires et civilisations, Presses universitaires de Paris-Sorbonne, Paris, 2002) Liliane Meffre, professeur de civilisation allemande à l'université de Dijon dont les travaux reflètent exemplairement les orientations nouvelles de la germanistique française, fournit enfin la somme que l'on attendait. Sans équivalent en Allemagne, orné de reproductions et complété par une riche bibliographie, ce livre, dont il faut souhaiter qu'il connaisse une large diffusion, devrait en outre mettre un terme à l'ignorance scandaleuse où cet homme et son œuvre sont encore tenus en France aujourd'hui.
Nul plus que Liliane Meffre n'était qualifié pour tenter l'aventure périlleuse d'une synthèse à la fois bourrée de mises au point factuelles et rigoureusement structurée autour de l'image de l'homme « en route », mobile jusqu'au vertige, « nomade » curieux de l'autre et du différent, littérateur théoricien d'une modernité multiple, explorateur des formes autant qu'acteur de la circulation des œuvres d'art, promoteur d'une vision des objets artistiques qu'il eut l'extrême intelligence d'arracher au seul espace européen pour placer à leur côté le monde des « arts premiers », désormais familier à la conscience contemporaine.
Liliane Meffre, en effet, n'a cessé d'étudier l'apport de Carl Einstein, aux « avant-gardes » notamment (Carl Einstein et la problématique des avant-gardes dans les arts plastiques, Peter Lang, Berne, 1989), de faire connaître en France ses travaux les plus importants, en commençant par Negerplastik (re)traduit par ses soins, d'établir le texte des correspondances avec Daniel Henry Kahnweiler et Moïse Kisling. Le colloque, organisé en 1998 dans le cadre d'une collaboration inédite entre la Sorbonne, le Centre Georges-Pompidou et le musée des Arts africains et océaniens (M.A.A.O.), marqua un temps fort dans le processus de réflexion interdisciplinaire (et international) relatif à la place qu'il convient d'attribuer à Carl Einstein.
Formée d'abord à la langue et aux lettres allemandes, Liliane Meffre s'est attaquée courageusement à cet étrange ouvrage, si peu familier aux Allemands d'aujourd'hui, plus cité que lu, que fut Bébuquin, ou les Dilettantes du miracle (1912). Les appréciations que portèrent sur le texte l'Alsacien Yvan Goll (« l'œuvre la plus abstraite et la plus spirituelle de l'expressionnisme ») et le marchand de tableaux Kahnweiler, lequel voyait dans cette prose radicalement nouvelle une manifestation du « cubisme littéraire allemand », sont peut-être la marque d'un réel embarras. Cependant, elles situent indirectement l'entreprise au carrefour des avant-gardes : l'admiration que lui portèrent les dadaïstes confirme le sentiment que Carl Einstein – en raison[...]
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Écrit par
- Jean-Marie VALENTIN : professeur à l'université de Paris-IV-Sorbonne et à l'Institut universitaire de France
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