EINSTEIN CARL (1885-1940)
Exil et constat d'échec
L'Art du XXe siècle renforça la notoriété internationale de Carl Einstein et connut un succès considérable : deux rééditions, remaniées en fonction de l'évolution de l'auteur et de celle des artistes, suivirent en 1928 et en 1931.
Cependant, la situation étant devenue intolérable pour lui en Allemagne, Einstein s'installe définitivement à Paris en 1928. La période qui suit se caractérise par une grande effervescence intellectuelle. Il participe à la création de Documents-Doctrines, Archéologie, Beaux-Arts, Ethnographie avec Georges Bataille, Georges-Henri Rivière et Georges Wildenstein. Il donne son empreinte à la revue à travers les nombreux articles qu'il écrit sur l'art africain, le cubisme et les peintres surréalistes Masson et Miró qu'il qualifie de « romantiques », pour l'usage qu'ils font de « l'hallucination » et de l'expérience intérieure. La présence d'Einstein à Documents signifie également l'ouverture à l' ethnologie allemande, qui pour des raisons historiques était mal connue en France. C'est l'un des mérites notoires d'Einstein que d'avoir contribué au renouvellement de l'ethnologie française dans les années trente et surtout d'avoir jeté les premiers ponts, solides, entre l'histoire de l'art et l'ethnologie.
Carl Einstein participe aussi à l'aventure de Transition, la revue internationale d'Eugène Jolas, qui publie certaines de ses œuvres en anglais.
Malgré quelques publications et conférences en Allemagne, Einstein se sent de plus en plus coupé de son public allemand et de sa langue maternelle. La prise du pouvoir par Hitler en 1933 lui interdit tout espoir de retour. Des doutes, en filigrane depuis plusieurs années, sur ses écrits, sur l'art, se font de plus en plus insistants. La galerie Simon publie un long poème de lui, en allemand Entwurf einer Landschaft (Esquisse d'un paysage), en 1930. En 1934 paraît encore la monographie sur Braque, depuis longtemps annoncée. Cependant, autour des années 1935-1936, c'est un véritable constat d'échec qu'il dresse, dans un virulent pamphlet resté inachevé, La Fabrication des fictions. Il y stigmatise les intellectuels et les artistes vendus aux idéologies dominantes et remet radicalement en question ses choix antérieurs. Il ébauche une théorie matérialiste de l'art dans laquelle disparaît toute individualité au profit du seul facteur décisif, celui de la collectivité.
Fidèle toutefois à ses engagements antérieurs, Carl Einstein part pour l'Espagne, en 1936, combattre pour la liberté. Résolument de gauche mais n'ayant jamais opté pour le communisme, il se joint aux anarcho-syndicalistes et combat dans la célèbre colonne Durruti. Au début de 1939, brisé dans ses dernières espérances, il rentre en France. Totalement démuni, il est recueilli un temps par Louise et Michel Leiris. Il essaye de reprendre pied, mais, Allemand vivant en France, il est frappé par le décret du 25 mai 1940 et interné dans un camp près de Bordeaux. Il est relâché en raison de son âge, mais il erre sur les routes du Midi et, redoutant de tomber aux mains des Allemands, il tente de se suicider. Arthur Koestler relate dans son livre dédié aux écrivains allemands en exil, Scum of the Earth (La Lie de la Terre), Londres, 1955, cette fuite et cette désespérance qui poussèrent entre autres Einstein, Walter Benjamin et Walter Hasenclever au suicide. Einstein est alors soigné à l'hôpital de Mont-de-Marsan puis recueilli par les moines de Lestelle-Bétharram. Mais, repoussant toute tentation de conversion, il quitte en secret le couvent. Il est sur les listes noires de la Gestapo depuis 1933 ; pour lui la route de l'Espagne est barrée ; les portes de l'Amérique ou de l'Angleterre sont fermées. Il se jette, le 5 juillet 1940,[...]
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Écrit par
- Liliane MEFFRE : historienne de l'art, professeur de littérature de langue germanique à l'université de Bourgogne
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