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SCHMITT CARL (1888-1985)

Le décisionnisme

La question essentielle que pose Carl Schmitt, notamment dans Théologie politique I, est celle-ci : Qui donc est souverain ? ou encore : qu'est-ce qui « règne » dans un État ? Selon une doctrine pure du droit, représentée dans les années 1920, notamment par Hans Kelsen, l'État ne comporte aucune dimension sociologique. Il constitue une réalité strictement juridique et possède de soi une valeur normative : toute décision serait prise par rapport à un système de normes préexistantes, elles-mêmes référées in fine à une norme de base unique et ultime, d'où émanent jusqu'à la périphérie les compétences et les pouvoirs. L'État, ou le politique, est alors « pris » dans le droit. Il n'a aucune extériorité par rapport à l'ordre juridique. A fortiori, il n'en est pas la source. Le droit étant censé réguler toute la réalité qui lui est extérieure, il ne pourrait jamais rien se passer – dans la vie ou dans l'ordre concret des choses – qui vienne troubler le système juridique d'un État qui administre, mais ne gouverne pas.

Le « décisionnisme » de Schmitt s'inscrit absolument en faux contre un tel normativisme. « Est souverain celui qui décide de la situation exceptionnelle ». La phrase célèbre qui ouvre Théologie politique I signifie qu'à l'ordre juridique, ou à la norme, préexiste un sujet individuel prenant des décisions souveraines dans des situations non prévues. « La situation exceptionnelle est chaque fois sans précédent. » Dans cette optique, c'est la décision individuelle qui redonne sens au droit, ou qui le réinvente, dans des situations sans issue. Ce n'est pas que le droit public des États ignore ces mesures que sont l'état de siège, l'état d'urgence, le gouvernement par ordonnances et décrets-lois : mais il tente justement de neutraliser ainsi par avance la situation exceptionnelle, par définition imprévisible. Pourtant la prise de décision fait, précisément, la grandeur et le risque du politique ; elle seule assure au pouvoir une vraie auctoritas, c'est-à-dire une autorité créatrice de droit. La vérité, ou la justesse, de la décision n'est certes pas sans importance, mais elle demeure seconde par rapport à l'acte même de décider, qui change le cours des choses.

Une fois cela posé, commencent les questionnements. On peut se demander en effet si la décision règle une crise passagère, et donc restaure l'ordre antérieur, ou si elle doit instaurer en permanence le droit, compte tenu de l'instabilité naturelle des sociétés humaines. La première position était celle de la tradition chrétienne ; dans la seconde on reconnaît celle de Hobbes auquel Schmitt a consacré un essai en 1938, et qu'il considère comme un décisionnisme pur : on présuppose alors le chaos « institué », ou sa possibilité immanente en toute société humaine. La souveraineté identifiée au pouvoir suprême (summa potestas) crée en permanence le droit protégeant du désordre mortel.

Dans les années 1930, au moment de sa participation au régime nazi, Schmitt se sent obligé de répondre à la question latente du décisionnisme : une fois prise la décision qui crée la souveraineté, une fois donc le régime installé dans la nouvelle norme, qu'est-ce qui va continuer à fonder sa légitimité ? Schmitt trouve cette fondation dans l'ordre social concret, fruit d'un processus historique. Or, « concrètement », un tel « ordre » se confond, au moment où il écrit, avec celui de la communauté du peuple allemand dont la volonté est exprimée par le Führer. Après la guerre, Schmitt prétendra que cette théorie visant à fonder la souveraineté restait valable au-delà des contingences historiques – donc qu'elle n'était pas dictée par son allégeance au régime nazi. Disons qu'elle était liée[...]

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