SCHMITT CARL (1888-1985)
Les prémisses d'une pensée
Pour la comprendre, il faut revenir à des prémisses que Schmitt a développées dès la Notion de politique et dans Théologie politique I. Sa vision de l'histoire politique européenne est celle d'un déclin du jus publicum europeum, le droit public européen, celui que la montée des nations et la grande philosophie politique du xvie au xviiie siècle avaient contribué à mettre en place. Sa théorie politique repose sur une pensée de la décadence, qui, en particulier, juge à cette aune les limites trop visibles de la démocratie moderne – d'abord dans le cadre national, puis au niveau international après la Seconde Guerre mondiale, avec Le Nomos de la terre (1950). Dans sa virulente critique de la démocratie, et du parlementarisme qui lui est associé, Schmitt fait explicitement référence aux penseurs catholiques de la réaction au xixe siècle, notamment à l'espagnol José Donoso Cortès, à qui il emprunte l'idée selon laquelle la démocratie privilégie la « discussion perpétuelle ». Celle-ci dépolitise le corps politique et « neutralise » les décisions, celles qui font la vraie souveraineté. L'intervention de la sphère économique dans le champ politique ne fait qu'ajouter à ces dérives funestes.
En dernière instance, la démocratie, ou le « démocratisme », veut oublier la définition première du politique : « La distinction spécifique du politique, à laquelle peuvent se ramener les actes et les mobiles politiques, c'est la discrimination de l'ami et de l'ennemi » (La Notion de politique). Contre toute édulcoration, cette opposition doit être ramenée à son principe ultime : la possibilité concrète de provoquer la mort d'un homme. Plus en amont encore, ce principe suppose une anthropologie : celle qui conçoit l'homme comme un être corrompu, « dangereux et dynamique », « un loup pour l'homme ». Alors que les théories libérales supposent un homme bon, Schmitt se rattache à la lignée des penseurs qui ont une vision « problématique » de la nature humaine et qui, pour cette raison, selon lui, développent une pensée proprement politique : ainsi de Machiavel, Hobbes, Bossuet, Hegel, Joseph de Maistre...
Dans son œuvre, Carl Schmitt revient avec insistance sur le fait que « tous les concepts prégnants de la théorie moderne de l'État sont des concepts théologiques sécularisés » (Théologie politique). C'est vrai de la souveraineté du « législateur omnipotent », qui reflète celle du Dieu tout-puissant, comme de l'opposition ami-ennemi issue du péché originel. Garder l'État et le pouvoir dans leur force – celle-là même qui empêche la catastrophe et le chaos qui menacent les relations humaines – supposerait la conscience ou la mémoire de ces racines théologiques. Mais la sécularisation des sociétés européennes a totalement occulté ces dernières. Inéluctablement s'installe le libéralisme qui ronge, affaiblit, dépolitise, relativise les tensions politiques. En un certain sens, les démocraties libérales signifient tout simplement la fin du politique. L'œuvre entière de Schmitt dramatise les enjeux de cette question, dans des formulations souvent lapidaires, parfois obscures, souvent stimulantes.
Certes, elle peut fasciner comme toutes les pensée du déclin. Plus profondément, l'intérêt suscité par Carl Schmitt s'inscrit dans la longue crise que connaît la vie démocratique depuis les années 1970, non parce qu'il offrirait une hypothétique « solution de rechange », mais bien parce qu'il met le doigt avec acuité sur des malaises dans la démocratie. Il représente ainsi à bien des égards l'« anti-Habermas ». Symétriquement, l'œuvre de cet autre pôle de la philosophie politique est, pour une large part, consacrée à la réfutation de Schmitt. Alors que le second s'efforce de développer les critères rationnels,[...]
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Écrit par
- Jean-Louis SCHLEGEL : sociologue des religions, éditeur, traducteur
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