GADDA CARLO EMILIO (1893-1973)
De l'inquiétude à la fureur lyrique
Malgré les apparences extérieures, et quoi qu'il en dise lui-même, Gadda a écrit très tôt, comme le révèle le grand nombre de publications posthumes, en particulier le Récit italien d'un inconnu du XXe siècle. Avec ce texte s'exprime déjà une inquiétude commune à toute l'œuvre, et qui fait hésiter l'écrivain sur le genre dans lequel engager son écriture. De fait, dans le Récit italien, la forme de narration choisie s'apparente plus à l'essai ou au conte philosophique qu'à la nouvelle ou au roman. Il existe de la part de Gadda une incrédulité à l'égard de la forme romanesque, qui lui semble avoir tout dit ; s'il s'agit de reparcourir des étapes littéraires, pourquoi ne pas choisir alors ce qui s'apparente le plus à la nouvelle qui, inspirée par Boccace ou Bandello, constitue le champ premier de la véritable prose en Italie ? Ce choix, qui n'est pourtant pas aussi nettement programmé, s'impose à l'écriture de Gadda, et lui fait franchir d'emblée la frontière de la modernité : l'action romanesque ne vaudra plus par elle-même, mais par sa conflagration et sa dissémination en autant de noyaux d'intensité, à travers lesquels l'écrivain réussit à récupérer l'expérience de l'écriture passée, pour la transfuser dans le présent qui est le sien. Dans un autre sens, sa méthode de travail l'oblige presque à s'en tenir à cette forme : Gadda n'écrit jamais une seule chose à la fois ; il est plutôt l'auteur d'une œuvre productrice de textes dont la composition s'étire sur une durée souvent considérable. À côté du Récit, mentionnons cette summa, elle aussi posthume, du quotidien expérimental, tant scientifique que philosophique et littéraire, qui s'intitule Méditation milanaise, et, toujours dans la dispersion apparente, les récits de La Madone des philosophes, du Château d'Udine, des Merveilles d'Italie, des Années, premiers petits chefs-d'œuvre ou l'on sent déjà présente la tension violente de l'écriture gaddienne.
Viendront ensuite les grands récits romanesques. L'Affreux Pastis de la rue des Merles met en scène un commissaire confronté à deux délits : l'assassinat d'une très belle dame et un vol de bijoux, qui ont eu lieu dans le même immeuble de la rue des Merles. Nous sommes plongés dans l'époque mussolinienne, plus par la narration d'une manière de vivre et de penser que par des allusions politiques précises. Petit à petit, grâce à la reconstitution des innombrables fragments qu'offre la réalité de l'histoire et à l'agencement que la raison, toute leibnizienne, du commissaire leur donne, on finit par trouver l'issue possible des deux drames. Mais rien ne s'achève vraiment : preuves, témoignages, indices, anecdotes ne sont là que pour narguer la raison, et pour mieux se jouer de l'esprit. La démarche narrative de Gadda s'apparente à l'exploration d'un site archéologique – celui de la langue italienne –, où les éléments disparates en présence suggèrent l'approche hasardeuse de toute reconstitution. L'humour et, plus souvent, l'ironie se glissent dans les interstices de la réalité pour en saccager la trame. La multiplicité savoureuse des personnages mineurs donne ses couleurs disparates à l'hétéroclite et à l'éphémère, puissances majeures qui empêchent la réalité de se fondre en une loi absolue. De là grandit une métaphore, celle de la langue qui n'a qu'un corps morcelé que seul l'auteur sait recomposer.
Dans La Connaissance de la douleur, dont la composition s'échelonne sur trente-deux ans (de 1938 à 1970) et qui restera inachevée, la tension constante entre absolu et éphémère recrée ce mal originaire[...]
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Écrit par
- Jean-Paul MANGANARO : professeur des Universités
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Autres références
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ITALIE - Langue et littérature
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