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GADDA CARLO EMILIO (1893-1973)

Une archéologie de la langue

L'ensemble de ces raisons pourrait expliquer la forme particulière du « roman » chez Gadda : la contrainte d'une action, d'une histoire est ici soumise à l'envie rageuse d'écrire. C'est le trait particulier qui rassemble, dans leur profonde diversité, L'Adalgisa, La Connaissance de la douleur et L'Affreux Pastis de la rue des Merles : leur achèvement a parfois duré toute une vie. On aura compris que le contenu des œuvres romanesques de Gadda, comme celui de ses nouvelles, ne vaut pas en tant que tel : certes, le récit, pour quelqu'un qui, comme lui, a d'abord été confronté aux réalités et au concret, a quelque chose d'essentiel mais, en même temps, de facilement contournable, car il ne possède pas, dans la logique gaddienne, une fin en soi. Bien plus importante est la marque imposée à l'écriture : c'est elle qui prend en charge la multiplicité des tensions propres au récit, qui fait et défait à volonté l'écheveau des écritures italiennes qui l'ont précédé, revisitées à la fois comme lieux topiques des auteurs, et en tant qu'époques d'un fonds historique commun. La langue est certainement la plus belle « invention » de Gadda, qui bouleverse sa réalité actuelle en essayant d'en mettre à nu les devenirs possibles ou sous-jacents chaque fois qu'il lui semble qu'elle en est empêchée par les discours et les certitudes idéologiques (naturalisme, néo-réalisme, par exemple). L'auteur finit par fréquenter un passé mythique et jamais vécu pour en extraire ce qui, ancien, semble pourtant nouveau. Cela confère à l'écriture de Gadda l'exaltation d'un lexique profondément culturel et médité, qui ne laisse rien au hasard : c'est ainsi que l'adoption progressive des dialectes comme langue spéculaire de l'italien, au lieu de se résoudre dans un jargon personnel ou dans un relevé historique méticuleux des pratiques langagières, devient ce chaudron shakespearien ou joycien où la langue se retrouve en position de faiblesse, forcée par la violence d'une écriture devenue le seul acte capable de la faire parler. Cela a probablement trait à l'expérience « macaronique » italienne du xvie siècle, au baroque et sans doute à divers autres militantismes historiques de l'italien. Il n'en reste pas moins que Gadda, sans refuser ces catégories, dépasse les limites étroites d'une simple projection mimétique, et agit sur le corps même de la langue tout comme son héros aurait pu, dans le final de La Connaissance, martyriser le corps de sa mère. Piété qui naît de la douleur du martyre commun de vivre. Ce qu'on appelle « baroque » chez Gadda n'est qu'un trompe-l'œil qui satisfait tous ceux qui souhaitent en récupérer et en fixer le sens : « Le baroque est dans la nature des choses », dit-il ; il n'est donc que l'expression matérielle d'une recherche intérieure et occulte, qui tend à dire à tout prix l'indicible que les mots cachent, que les sensations rendent fuyant, et qu'on essaye de dérober parce que l'indicible, c'est-à-dire le sens détourné, est, bien plus que le sens, meurtrier et cruel.

Le projet qu'accomplit l'écriture de Gadda est de ne plus raconter, ce dont pourraient témoigner ses dernières pages, celles d'Éros et Priape, son grand pamphlet antimussolinien, où l'écriture, s'enfermant sur elle-même, lâche les mots comme autant de guerriers sur un champ de bataille. Lutte grandiose des mots jusqu'à la mort qui rappelle celle des Atlas de Michel-Ange, livrant et protégeant maniaquement un secret. Celui peut-être qui dénie, à l'instar d'autres écrivains qui lui furent en quelque sorte contemporains, toute vérité humaniste à la littérature. C'est là le dernier cri d'une culture léopardiennement[...]

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Carlo Emilio Gadda - crédits : Mondadori Portfolio/ Bridgeman Images

Carlo Emilio Gadda

Autres références

  • LA CONNAISSANCE DE LA DOULEUR, Carlo Emilio Gadda - Fiche de lecture

    • Écrit par
    • 1 000 mots
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    Carlo Emilio Gadda (1893-1973) commence à écrire La Connaissance de la douleur, son texte le plus personnel et le plus célèbre, en 1937, à quarante-quatre ans, au moment où il décide d'arrêter son travail d'ingénieur. Un an après la mort de sa mère, il va ainsi tenter de régler ses comptes avec l'enchevêtrement...

  • ITALIE - Langue et littérature

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    • 28 412 mots
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    À côté de la néo-avant-garde, on remarque un autre courant expérimental dont le chef de file est Carlo Emilio Gadda. Assez hétérogène, il peut être défini comme expressionniste par le travail qu’il accomplit sur la langue, à travers la récupération des dialectes et des langues sectorielles, ainsi...