SEVERI CARLO (1952- )
Anthropologie et histoire de l’art
Une telle pragmatique de l’énoncé rituel permet à Carlo Severi d’entrer en discussion avec l’historien de l’art Aby Warburg (1866-1929), qu’il a contribué parmi d’autres à mettre au centre du dialogue entre histoire de l’art et anthropologie en France dans les années 2000, avec Le Principe de la chimère. Une anthropologie de la mémoire(2007). Severi a effectué des enquêtes de terrain en 1998-1999 sur le système pictographique et les cultes messianiques des Apaches de l’Ouest, peuple voisin des Hopi que Warburg avait visités un siècle plus tôt. Alors que les chants kuna avaient révélé à Carlo Severi le rôle central du Jaguar du Ciel, les systèmes graphiques apaches et hopi lui confirment celui du Serpent-Foudre, dont Warburg avait retrouvé les formes dans des œuvres de l’Antiquité et de la Renaissance florentine, notamment dans sa conférence « Le rituel du serpent » prononcée en 1923. À la suite de Warburg, Severi qualifie ces motifs de « chimères », au sens où ils associent en une seule image des traits hétérogènes, voire contradictoires (le jaguar chante comme un oiseau, le serpent tombe du ciel…) avec une intensité singulière qui favorise la mémorisation.
Carlo Severi propose ainsi de renouveler ce que l’archéologue et anthropologue Augustus Pitt-Rivers (1827-1900) a appelé une « biologie des images » en s’appuyant sur une anthropologie de la mémoire. Si Pitt-Rivers a fait des hypothèses sur le « psychisme automatique » qui organise les objets dans le musée qui porte son nom à l’université d’Oxford, ce que Lévi-Strauss nommera un demi-siècle plus tard l’« inconscient structural », il n’a pas fait les enquêtes de terrain qui permettent d’observer comment ce psychisme inconscient fonctionne dans les énoncés rituels. C’est cette démarche que propose Carlo Severi à la suite des recherches de Warburg sur les Hopi : montrer comment un motif apparemment primitif, le pictogramme, peut se décliner en une pluralité des formes selon une dynamique non seulement vitale mais aussi mentale. L’anthropologie et l’histoire de l’art doivent analyser, selon Severi, les opérations cognitives qui sont à l’œuvre dans les artefacts transmis par la tradition dans les sociétés les plus diverses en suivant les voies de la représentation chimérique.
Le travail mené par Carlo Severi sur les systèmes pictographiques amérindiens à partir de ses enquêtes sur le terrain et dans les archives l’a conduit à tester l’hypothèse formulée en 1900 par l’archéologue autrichien Emmanuel Löwy (1857-1938) : le dessin pictographique primitif n’est pas rudimentaire mais mnémonique, il ne témoigne pas d’une ignorance ou d’un balbutiement de l’écriture mais de techniques de mémorisation dans des sociétés dépourvues de texte central. L’analyse de la « Bible Dakota » et des cahiers de compte appelés « Ledgers » rédigés par les Indiens des Plaines au début du xxe siècle permet à Severi d’attester que les dessins de chasse ou de guerre mobilisant des humains, des chevaux et des animaux de proie reposent sur un séquençage parallèle de l’information qui en favorise la transmission en orientant l’attention de l’observateur. Les mêmes procédés sont à l’œuvre dans les chants rituels kuna qui répètent des formules verbales apprises par cœur en les variant en fonction des situations, selon un procédé analogue à celui des arts de mémoire dans les sociétés européennes. La pictographie apparaît ainsi comme un schéma d’organisation paralléliste transféré dans le domaine des images qui fait saillir certains éléments signifiants.
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Écrit par
- Frédéric KECK : directeur de recherche CNRS, membre du Laboratoire d'anthropologie sociale
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