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SEVERI CARLO (1952- )

Un art de la mémoire

Le parallélisme que Severi analyse dans les systèmes pictographiques ne renvoie pas seulement à un séquençage de l’information, mais aussi et surtout à un type de relation entre le locuteur et le destinataire. Il assure ainsi que les systèmes de signes dans la tradition orale ne dépendent pas de l’arbitraire des individus mais exercent bien une contrainte sur ceux qui les emploient tout en laissant place à la variation. Carlo Severi participe au renouvellement de l’anthropologie du chamanisme, avec les travaux de Roberte Hamayon en Sibérie et de Philippe Descola en Amazonie, en montrant que le chaman ne se contente pas d’effectuer un voyage en imagination qui guérit ses patients mais se met en scène lui-même en assumant les positions contradictoires de l’humain et de l’animal, du prédateur et de la proie, d’une façon qui retient l’attention du patient. Ce que Lévi-Strauss appelait « l’efficacité symbolique » du rituel chamanique, dans un article paru sous ce titre en 1949, ne tient donc pas au parallélisme entre des structures biologiques et des structures mentales que le chaman instaurerait pour le patient qui l’aurait perdu, mais à une capacité du patient à se projeter par l’imagination dans les séquences parallèles, à la fois visuelles et sonores, de signes mobilisés par le chaman. Dans L’Objet-personne. Une anthropologie de la croyance visuelle (2017), Carlo Severi réhabilite ainsi la notion de croyance, qui avait été écartée de l’anthropologie structurale, pour mettre en avant ce que l’historien de l’art Ernst Gombrich (1909-2001) a décrit comme une capacité humaine à se projeter dans des formes, et dont attestent selon lui les phénomènes d’illusion perceptive.

Les voies de la représentation chimérique suivies par Severi à la suite de Warburg le conduisent ainsi à la fois à une analyse des contextes ethnographiques dans lesquels fonctionnent des pictogrammes et à une compréhension des situations historiques dans lesquelles les systèmes de pensée semblent permuter autour d’entités apparemment contradictoires. Severi montre que les représentations mobilisées dans différents types de messianisme qui ont secoué l’Amérique du Nord au xixe siècle, comme la « danse des esprits » ou la « Dame Sébastienne », unissent des entités qui appartiennent à des systèmes de pensée en conflit, le chamanisme et le christianisme, selon une modalité de la croyance particulièrement stimulée par la représentation contradictoire d’un Dieu crucifié sur un morceau de bois. Dans ce régime de mémoire que Severi qualifie d’« antagoniste », le prophète indigène peut dire à la fois qu’il est chrétien et chaman, blanc et indien, pour modifier les danses traditionnelles et mobiliser les foules.

Les travaux de Carlo Severi croisent ainsi l’anthropologie cognitive et l’histoire des artefacts pour expliquer comment la contagion mentale repose sur des formes stabilisées dans des interactions entre locuteurs et destinataires où les positions d’agent et de patient, de prédateur et de proie, d’humain et d’animal sont constamment inversées. Ils ont profondément renouvelé ces deux disciplines en revenant à une question qui leur est commune et en la posant pour notre temps : qu’est-ce que « le primitif », si ce n’est pas une étape passée dans l’évolution et le développement de l’humanité ? Pour Severi, « le primitif » est un ensemble de formes disponibles pour tous les humains dès lors qu’ils affrontent les problèmes cruciaux de leur existence, comme la souffrance ou le conflit, ce que De Martino nommait « la crise de la présence ». En analysant les techniques de mémorisation à partir des entités contradictoires qu’elles mobilisent, ce qu’il appelle des « chimères », Severi montre que la transmission de la tradition implique un mélange, variable selon les sociétés, de doute et de stabilité.[...]

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Écrit par

  • : directeur de recherche CNRS, membre du Laboratoire d'anthropologie sociale

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