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FUENTES CARLOS (1928-2012)

Le roman global

Dans Les Eaux brûlées (1981), l'eau primitive, la lagune fondamentale où baignait Tenochtitlán comme dans un liquide amniotique, s'est transformée en un cloaque nauséabond. Dans cet univers tentaculaire, champ clos de l'affrontement entre le profit et la misère, le passé s'éclipse, les sociabilités s'étiolent. Fuentes développe ici une théorie selon laquelle à la recherche traditionnelle des causes, il faut substituer un autre critère d'explication, celui de l'absence, du manque, du vide. Les rites s'anémient, les mythes « s'exténuent », le langage se banalise ou s'hypertrophie dans une logorrhée qui n'est que le « masque » de l'injustice. Fuentes reviendra sur ces thèmes en 1993 avec les cinq brèves nouvelles de L'Oranger, ou les Cercles du temps, lecture iconoclaste et souvent désopilante de l'Histoire, et réaffirmation que la maîtrise du temps passe par celle du langage.

Dans la même veine, Christophe et son œuf (1987) est une méditation cruelle et lyrique sur le Mexique contemporain, mais cette fois dans le cadre d'un roman où tous les procédés d'écriture et de déconstruction du récit ont été portés à leur paroxysme. Comme Terra Nostra, Christophe et son œuf est un roman global, une galaxie narrative aux incidences infinies ; mais, si le livre de 1977 brassait dans une langue très classique les grands mythes culturels du monde hispanique et indo-américain, ce roman est celui du chaos, de l'apocalypse, du choc des cultures, du « pillage et de l'absence », du pastiche exaspéré jusqu'à la scatologie, de l'illusion et de la dérision. Pour Fuentes, il s'agit de faire tomber les masques et, en premier lieu, celui du langage. Une fois encore, il dénonce la duplicité des discours officiels, la logorrhée administrative, la cuistrerie satisfaite d'une certaine critique littéraire, le paternalisme sournois de certains énoncés anthropologiques. Mais il exalte aussi l'extraordinaire plasticité de l'espagnol, langue qui est selon lui en pleine mutation. Ce livre est aussi un chant d'amour, un exorcisme, qui dit la fin d'une époque et annonce l'avènement d'une ère nouvelle... à considérer que l'homme parvienne à maîtriser « l'aventure, le caprice et le néant ».

« Le roman est une ré-introduction de l'être humain dans l'histoire », soutient Fuentes. La Campagne d'Amérique (1990) développe la thèse de l'impact des idées – en l'occurrence, celles du siècle des Lumières – sur le comportement des hommes. Il revient en 1985 sur la révolution mexicaine avec Gringo viejo, qui « reconstitue » ce qu'aurait pu être la trajectoire de l'écrivain et journaliste nord-américain Ambrose Bierce, après qu'il eut franchi la frontière avec le Mexique en 1913, et dont on a ensuite perdu la trace. Construit comme un long flash-back, le roman s'interroge à nouveau sur l'identité, la quête du père, et aussi sur la notion de « frontière », « cicatrice », lieu de jonction et de séparation, qui est également au cœur des neuf nouvelles qui constituent ce « roman » qu'est La Frontière de verre (1995). « Le roman est-il mort ? », s'interrogeait Carlos Fuentes dans l'avant-propos de son essai La Géographie du roman (1993). Sa réponse était évidemment négative, et son œuvre contribue à enraciner « les romanciers, par-delà la nationalité de chacun, dans le territoire commun de l'imagination et de la parole ».

— Claude FELL

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Écrit par

  • : professeur émérite à l'université de Paris-III-Sorbonne nouvelle

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