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CARMEN, Prosper Mérimée Fiche de lecture

Tragédie et couleur locale

Loin de témoigner d'une négligence ou d'un manque d'inspiration, cet étirement n'est pourtant pas sans légitimité. En premier lieu, les trois chapitres qui encadrent l'histoire de José offrent à l'auteur l'occasion d'évoquer longuement une Espagne qu'il a plusieurs fois parcourue et visitée, et qui l'a visiblement fasciné, en particulier l'univers pittoresque des gitans. Au reste, le goût de Mérimée pour la « couleur locale », déjà sensible dans Mateo Falcone (1829) et Colomba (1840), situés dans une Corse de légende, rejoint la mode contemporaine de l'exotisme, et notamment de l'hispanisme, tel qu'on le voit s'exprimer chez Musset, Hugo, Gautier...

Mais c'est surtout d'un point de vue pour ainsi dire dramaturgique que cette « exposition » se justifie pleinement. Outre qu'elle permet de présenter les personnages avant qu'ils n'entrent en scène et ne prennent eux-mêmes la parole, elle contribue à installer la logique de répétition qui préside à toute tragédie : le narrateur, comme guidé par on ne sait quelle fatalité, se trouve en effet à trois reprises mis « fortuitement » en présence du héros, lequel, par la suite, commettra trois meurtres. Et c'est bien en effet d'une tragédie qu'il s'agit. Mus par des forces à la fois vitales et destructrices qui les dépassent et qui s'opposent (l'amour pour José, la liberté pour Carmen), les personnages suivent inexorablement leur destin funeste, sans qu'à aucun moment leurs univers respectifs aient pu se conjuguer. D'un côté Carmen, femme sensuelle et femme fatale, source de vie et porteuse de mort, déesse et sorcière à la fois, est celle par qui tout arrive, le bonheur comme le malheur. Face à elle, don José peut sembler faire pâle figure : plus cérébral, plus complexe aussi, il est celui qui parle, analyse, évalue. Celui qui change aussi, hésite, résiste, moins tiraillé entre amour et devoir qu'entre deux conceptions de l'amour : l'une, charnelle et sauvage, incarnée par Carmen, l'autre, plus policée et sublimée, prise en charge ici par le « surmoi » de José et à qui l'opéra de Bizet donnera le visage de la douce Micaëla. À ce titre, le personnage de Carmen trouve sa place dans la liste des héroïnes « négatives » revendiquées plus tard par le féminisme. Mais c'est sans doute ailleurs que réside la modernité du récit de Mérimée. Très inspiré de Manon Lescaut, Carmen surprend par son ton : nul pathos ici, nulle emphase, mais une écriture dépouillée, dense, acérée, volontiers ironique, étonnamment distante, quelque part entre Stendhal et Maupassant. Ainsi de la scène finale, décrite avec une sécheresse qui, loin d'en atténuer l'intensité, la rend plus cruelle et plus tragique encore : « Je la frappai deux fois. C'était le couteau du Borgne que j'avais pris, ayant cassé le mien. Elle tomba au second coup sans crier. Je crois voir encore son grand œil noir me regarder fixement ; puis il devint trouble et se ferma. Je restai anéanti une bonne heure devant ce cadavre. »

— Guy BELZANE

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  • MÉRIMÉE PROSPER (1803-1870)

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    • 1 315 mots
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    En 1841, deux ans après un voyage en Corse, Mérimée publie Colomba, que l'on pourrait rapprocher d'une des Chroniques italiennes de Stendhal, si, là encore, il ne donnait la preuve d'une maîtrise qui se fera invisible dans Carmen, son récit à juste titre le plus célèbre, écrit, au...