CARUS, Pascal Quignard Fiche de lecture
Pascal Quignard (né en 1948) signa, avec Carus (1979), son premier roman. Mais il était déjà l'auteur de trois essais : L'Être du balbutiement (à propos de Sacher Masoch, 1969), La Parole de la Délie (à propos de Maurice Scève, 1974), et Michel Deguy (1975), et d'un récit, Le Lecteur (1976).
Conversations
Les liens d'amitié servent la société, parce qu'ils entretiennent la conversation. Mais, dans Carus, Pascal Quignard imagine un musicien, A., qui divise ses pairs en se mettant à leur parler dans le vide. Il est vrai que ce roman sacrifie littéralement l'amitié bavarde à l'amour de la langue écrite. Le mot est lâché : l'auteur s'interroge et nous interroge sur le commerce des langues, sinon sur un « être » de la langue. Il met en scène quelques personnages dont c'est le métier de sacrifier à l'amour de la leur : ils sont tantôt grammairien ou philologue, tantôt bibliophile ou rhéteur. Ils se demandent ce que devient le peu de souffle qu'on s'époumone à transformer en mots, et surtout ce que devient la voix qui porte ces mots quand elle vient à s'imprimer, c'est-à-dire quand elle est rendue au silence de la lecture.
Le narrateur décrit, dans une sorte de journal intime simulé, les troubles et les heurts parfois superficiels, parfois plus sérieux, qui entretiennent, dit-on, l'amitié. Carus n'est pourtant pas un traité de l'amitié, mais plutôt une réflexion sur la conversation ou l'échange linguistique comme point de départ de l'amitié. C'est avec une drôlerie constante, un véritable sens de la parodie (hérité, peut-être, des Latins), que Pascal Quignard revient sur ce thème.
Résolus à se bien accorder, comme ils respectent en parlant les règles de la conversation et celles de la grammaire, quelques amis musiciens forment quatuor. Des femmes les entourent qui resteront toujours un ton au-dessous, ainsi que le veut la convention. Or Carus, qui explore tous les possibles du roman contemporain, respecte, pour mieux marquer leurs limites, les conventions du genre. Mais on ne saurait parler du statut des personnages. Ils n'ont pas de vie propre (Carus tient le naturalisme à distance). Ils n'existent que dans leurs noms. Pas n'importe lesquels : Ieurre, Quoeun, Recroît... Parfois, au contraire, on reconnaît des noms plus communs, qui aident le lecteur à fixer ses repères dans le roman des noms de la langue : passent Thomas, Marthe, Paul... Ce qui fait l'originalité de ce roman vient de cela qu'il en est de chacune des phrases comme du nom des personnages : elles mêlent l'ordinaire et l'extravagance, du nom le plus commun, ou de la tournure la plus familière, au traité de tous les noms, ou à la folie de tous les genres. Pascal Quignard veut-il autre chose que forcer « l'usage d'une langue usée », comme dit A. ? Ce serait peut-être une façon d'éloigner l'arrêt de mort, une façon d'apprendre à compter avant de mourir, en espérant presque régler son compte à la mort. Car l'admirable syntaxe de ce roman dénombre aussi les diverses opérations qu'on peut risquer dans la langue : de l'allusion à l'élision, de la permutation des signes au renversement des valeurs. Mais le plus étrange n'est pas qu'à la fin du compte l'amitié elle-même semble le produit d'une rhétorique, ou, si l'on veut, que cette amitié semble la figure majeure du livre, comme une figure de rhétorique qui résumerait toutes les autres.
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Écrit par
- Yves LAPLACE : romancier et journaliste (critique littéraire)
Classification
Média
Autres références
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QUIGNARD PASCAL (1948- )
- Écrit par Aliette ARMEL
- 2 584 mots
- 1 média
Les personnages de son roman Carus (1979, prix des critiques) ressemblent aux premiers lecteurs de Pascal Quignard : autour de A., musicien en proie à la mélancolie, un grammairien, un bibliophile, un rhéteur, une psychanalyste se retrouvent, font de la musique, échangent des propos sur l'amitié et le...