CARUS, Pascal Quignard Fiche de lecture
Le drame de la langue française
Voici, dit l'auteur, ce que la langue me réserve, quelle sorte d'amitié. Une amitié aussi troublée que celle qu'éprouve envers la vie le personnage central du roman, musicien frappé de mélancolie, qui nous entretient du malheur dans lequel, dit-il, il se lave. Et le malheur lui réserve ce que la langue réserve peut-être à chacun, selon Pascal Quignard : « La séparation qui fait la naissance et la séparation qui fait les sexes par la séparation que fait la mort. » Le lecteur peut penser que le personnage d'A. parle au nom de la littérature : le sort en est jeté, dès les premières pages du roman, lorsque le narrateur rapporte une de leurs conversations : « Il affirma avec excès que ce corps, au loin, au bord des vagues, lui semblait, dans la mémoire, encore ruisseler de silence. »
Corps perdus, noyés, privés de la langue, séparés d'elle. La langue précisément, qui nous donne à connaître le sens de pareilles séparations, nous permet aussi de les relativiser. Est-ce la leçon de Carus ? Est-ce la raison pour laquelle il ne se passe presque rien dans ce livre auquel un drame, pourtant, confère sa tension : le drame de la langue française. « Les mots n'ont pas de sens, dit A. avec un air accablé. » Pascal Quignard veille à « dénoncer » leur absence de signification originelle. Le discours qui les organise, déjà, ne fait plus signe qu'à la rhétorique dont il est l'instrument. L'auteur remonte la pente. En vain, semble-t-il reconnaître lui-même, puisque Ieurre, le puriste, « de même que le barbier fait la toilette funéraire, de même que les joueurs de tambour touchent la peau des bêtes mortes et le souvenir du sang versé, de même que le blanchisseur lave les linges de la naissance et ceux que les jeunes femmes polluent, de même le grammairien : il nettoie les instruments du sacrifice ».
Des amis bavardent, tel est le sujet du roman. Ils dialoguent. Leur dialogue – qui porte le plus souvent sur les us et coutumes de l'humanité, en particulier sur l'usage et les usages de la langue – constitue cette espèce de rite, de sacrifice que l'auteur évoque, et dont son livre est l'autel. Chaque mot est un pas vers la mort, c'est un peu de souffle perdu. En somme, l'amitié est le lien qui noue à la vie quotidienne le drame auquel la langue (traduite par le roman) sacrifie. Le narrateur détaille ce lien dans le « journal » qu'il tient.
Carus dissout le drame quotidien des accidents de la circulation (c'est une femme qui meurt ; c'est aussi la parole qui ne circule plus entre les amis du quatuor) dans une écriture très élaborée, ou s'estompe la voix de l'auteur.
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Écrit par
- Yves LAPLACE : romancier et journaliste (critique littéraire)
Classification
Média
Autres références
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QUIGNARD PASCAL (1948- )
- Écrit par Aliette ARMEL
- 2 584 mots
- 1 média
Les personnages de son roman Carus (1979, prix des critiques) ressemblent aux premiers lecteurs de Pascal Quignard : autour de A., musicien en proie à la mélancolie, un grammairien, un bibliophile, un rhéteur, une psychanalyste se retrouvent, font de la musique, échangent des propos sur l'amitié et le...