CASINO (M. Scorsese)
La légende demeure tenace, qui veut que le cinéma américain, s'adressant à un vaste public, repose sur des acquis éprouvés et laisse aux autres les risques de l'innovation. Casino dément à l'envi un tel cliché. Rarement narration fut plus éclatée, chronologie plus bousculée, mise en scène plus déroutante, poussant le système esthétique du cinéma de Martin Scorsese à son paroxysme : utilisation de la voix off, ici dédoublée, exploitation des « tubes » de l'époque, montage haché, ralentis décomposant le plan en photogrammes isolés, couleurs agressives (à dominante rouge) et néons, costumes voyants, citations cinéphiliques (Le Mépris, La Mort aux trousses...), violence exacerbée... Mais cette virtuosité vaut-elle d'être appliquée à un objet si peu nouveau : un film sur la Mafia ? Scorsese lui-même, après Coppola et ses trois Parrain, n'avait-il pas tout dit sur le sujet avec Les Affranchis (Goodfellas, 1990) ?
Même s'il ne couvre qu'une part limitée de l'histoire (les années 1970) et de l'espace américains (essentiellement Las Vegas), Casino est une fresque symphonique. Mais plutôt que brasser les destins de plusieurs personnages, à la façon du Cimino de La Porte du paradis, Scorsese entremêle plusieurs niveaux et plusieurs « histoires » : la gestion du casino, ses relations avec le syndicat des camionneurs, l'autodestruction du couple que forment Sam « Ace » Rothstein (Robert De Niro) et Ginger McKenna (Sharon Stone), l'amitié trahie entre « Ace » et son ami d'enfance Nicky Santoro (Joe Pesci), la chute de Las Vegas comme « enfer du jeu », la peinture de l'Amérique des années 1970, en proie au doute et aux rêves les plus excessifs, le déclin d'une mythique ville frontière du Vieil Ouest, aux confins d'un désert inquiétant...
Le scénario s'appuie sur une enquête de Nicholas Pileggi, écrivain-journaliste qui était déjà à l'origine des Affranchis. Il a accumulé ici souvenirs et témoignages sur l'ascension et la chute de Frank « Lefty » (« Gaucher ») Rosenthal, ancien bookmaker juif qui, dans les années 1970, dirigea jusqu'à quatre casinos à Las Vegas pour le compte de la Mafia. L'échec de son mariage avec une croqueuse de diamants, Geri, et sa rivalité avec un gangster venu lui aussi de Chicago, Tony Spilotro, entraîna la fin de l'emprise de la Mafia sur la ville. Scorsese a écrit le scénario avec Pileggi, comme à son habitude, en partant du plus concret et du plus ordinaire : la dispute qu'eut Rosenthal avec son épouse sur la pelouse, devant leur maison. Une scène de ménage qui entraîne arrestations, trahisons, règlements de comptes, exécutions...
En apparence, « Ace » représente une image du pouvoir criminel différente de celle, plus traditionnelle, de Nicky. Celui-ci est impulsif, mais, à la différence du Tommy des Affranchis, interprété par le même Joe Pesci, il met, avant de sombrer dans la drogue, ses colères névrotiques au service de l'organisation, qu'il plonge un stylo dans la gorge d'un homme qui a manqué de respect à « Ace », qu'il a la charge de protéger, ou qu'il écrase dans un étau la tête d'un autre pour lui soutirer un nom. « Ace » ne répugne pas à la violence physique lorsqu'il s'agit de réprimer la fraude dans les jeux qu'il supervise, mais il agit par intermédiaire et pour l'exemple. Sa véritable violence s'exerce à l'intérieur du circuit économique, dans l'organisation rationnelle du casino Tangiers, proche en cela de n'importe quel « business ». La violence froide de la corruption est ici étendue à tous les niveaux, du groom au politicien local. Elle atteint son comble lorsqu'un Japonais trop heureux au jeu est « empêché » de prendre l'avion et conduit en douceur à rejouer et perdre au-delà de ses gains.[...]
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Écrit par
- Joël MAGNY
: critique et historien de cinéma, chargé de cours à l'université de Paris-VIII, directeur de collection aux
Cahiers du cinéma
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