FRIEDRICH CASPAR DAVID (1774-1840)
Un rapport moderne à la nature
Ce faisant, sa peinture invite à une réflexion sur le rapport moderne de l'homme au monde, ainsi que sur la capacité de l'image à en rendre compte. Alors que dans le paysage classique, personnages, courts d'eau et bâtiments sont disposés de manière à relier l'avant et l'arrière-plan et à permettre au spectateur de cheminer virtuellement dans la profondeur du paysage, Friedrich ne ménage le plus souvent aucune transition entre les plans, notamment en choisissant d'éliminer le plan médian et les effets de perspective aérienne. Ce mode non conventionnel de composition, associé à de légères transgressions des règles de la perspective centrale, inquiète subtilement le regard en le privant de ses repères habituels. Tout en s'inscrivant dans la tradition des personnages « d'animation » servant de relais visuels entre le spectateur et le paysage, les personnages vus de dos dans ses œuvres (Rückenfiguren) s'en démarquent par leur anonymat et leur immobilisme. Alors qu'ils étaient habituellement placés dans les marges du champ pictural, ils se situent souvent ici sur son axe central ; lorsqu'ils sont plusieurs, aucune communication entre eux n'est esquissée. L'impression d'identification entre les Rückenfiguren et le spectateur, ou encore de fusion entre espace pictural et espace réel, est toutefois contredite par les effets de planéité (partition géométrique du champ de l'image, hyperboles, usage du nombre d'or), qui confèrent onirisme et étrangeté aux paysages de l'artiste. À cela s'ajoute la prédilection du peintre pour les phénomènes climatiques (neige, brouillard, scènes nocturnes) qui accroissent le sentiment d'indistinction. Le paysage « voilé », sous la forme d'une luminosité aveuglante ou obscurcie, concentre ainsi notre attention sur ce qu'il reste d'inaperçu, sur notre irrémédiable cécité. Si l'artiste invite à découvrir le divin dans la nature, il n'en revendique pas moins l'incapacité de l'œuvre à le rendre entièrement visible : « Un lieu recouvert de brume, écrit-il, paraît plus grand et plus sublime, élève l'imagination et suscite l'attente, semblable à une fille voilée. » Le spectateur, comme la figure peinte, est donc souvent confiné au seuil de la vision. Le Promeneur au-dessus d'une mer de nuages [vers 1818, Hambourg, Kunsthalle] dissimule par exemple en partie, par sa monumentalité et sa position axiale, un paysage fragmenté par la brume et composé de sommets privés de leur enracinement terrestre. L'œuvre se présente comme un ensemble de fragments, qui suggère certes l'existence d'une unité cosmique, mais n'évoque l'éventualité de sa saisie que dans la mesure où elle nous est toujours refusée. Les paysages de Friedrich semblent alors évoquer le divin comme un possible inatteignable. Cette attente déçue, qui pose la question de la capacité de la peinture moderne à créer un nouveau sentiment religieux, se retrouve dans les commentaires qui accueillirent Le Moine au bord de la mer. « Mais il n'y a rien à voir » se serait écriée Marie Helene von Kügelgen devant cette œuvre dénuée de tout pittoresque. Quant à l'écrivain romantique Heinrich von Kleist, il restitue d'une part dans un texte parodique l'incompréhension des contemporains devant une œuvre qui déroge aux canons du genre, pour conclure d'autre part sur une métaphore exprimant une expérience universelle mais irrémédiablement douloureuse : « Il n'est rien de plus triste et de plus pénible qu'une pareille situation dans le monde : être la seule étincelle de vie dans l'immense empire de la mort, le centre solitaire d'un cercle solitaire. Le tableau est là, avec ses deux ou trois objets pleins de mystère [...] ; et comme dans sa monotonie et son absence de rivage il n'a d'autre premier[...]
La suite de cet article est accessible aux abonnés
- Des contenus variés, complets et fiables
- Accessible sur tous les écrans
- Pas de publicité
Déjà abonné ? Se connecter
Écrit par
- Julie RAMOS : maître de conférences en histoire de l'art contemporain, université de Paris-I
Classification
Médias
Autres références
-
CASPAR DAVID FRIEDRICH ET LE PAYSAGE - (repères chronologiques)
- Écrit par Barthélémy JOBERT
- 846 mots
1797 Élève à l'Académie de Copenhague, Friedrich exécute ses premières œuvres importantes, une série d'aquarelles représentant des vues de parcs de la ville ou de ses environs, qui dénote son goût précoce pour la peinture de paysage et pour l'émotion procurée par la nature, même...
-
MATIN SUR LE RIESENGEBIRGE (C. D. Friedrich)
- Écrit par Barthélémy JOBERT
- 271 mots
- 1 média
À l'exception de quelques portraits, et de quelques tableaux où les figures prennent le pas sur leur environnement, Caspar David Friedrich (1774-1840), contrairement à son contemporain Philipp Otto Runge, n'a exécuté que des paysages. Il les charge toutefois d'une signification nouvelle pour...
-
L'ÂGE D'OR DU ROMANTISME ALLEMAND (exposition)
- Écrit par Jean-François POIRIER
- 1 063 mots
Le musée de la Vie romantique (Paris) a consacré du 4 mars au 15 juin 2008 une exposition à L'Âge d'or du romantisme allemand, aquarelles et dessins à l'époque de Goethe. Dans sa Préface au catalogue, Pierre Rosenberg avoue préférer le sous-titre : Aquarelles et dessin à l'époque...
-
ROMANTISME
- Écrit par Henri PEYRE et Henri ZERNER
- 22 170 mots
- 24 médias
...l'Allemagne, à l'Angleterre, pays où la théorie académique était bien moins solidement établie. En Allemagne, la personnalité la plus marquante est celle de Caspar David Friedrich (1774-1840) qui, dès les premières années du xixe siècle, a donné au romantisme une forme picturale entièrement originale....