CATÉGORIES
Les catégories comme heuristique : Charles Sanders Peirce
La sous-détermination des catégories fait que leur fonction est, au premier chef, heuristique. Cela est manifeste dans l'œuvre de C. S. Peirce, où les catégories se révèlent être, selon les mots de Peirce lui-même, « des idées si vastes qu'elles doivent être entendues comme des états (moods) ou des tonalités (tones) de la pensée, plutôt que comme des notions définies... Envisagées en tant que numéraux, susceptibles d'être appliquées à tous les objets que l'on veut, elles constituent en réalité de minces squelettes de pensée, ou même de simples mots » (Collected Papers, vol. I, pp. 353-355).
Les catégories peirciennes, en effet, sont des « numéraux » : primité (Firstness), secondité (Secondness) et tiercité (Thirdness). Elles représentent « les éléments de l' expérience » (C.P., vol. II, p. 84) en général, jouissant d'« ubiquité » (C.P., vol. V, p. 121) et intervenant toutes en même temps (Peirce critique l'usage kantien des catégories, qui reste « particulier », disjonctif). Bref, les catégories expriment « l'essence même des choses » (C.P., vol. I, p. 355), tout en étant presque privées d'un sens propre.
Or en ce paradoxe apparent réside la richesse heuristique des catégories. C'est leur universalité pauvre en compréhension qui les rend aptes à orienter les analyses métaphysiques et scientifiques. Peirce situe les catégories entre l'être et la substance, en distinguant donc explicitement ontologie et pensée catégoriale, et en faisant une place à part à la « substance ». La primité suggère le phénomène saisi dans sa seule présence (ainsi, une odeur ou une douleur indifférenciée, uniforme), sans l'épaisseur de la durée et en dehors de ses connexions avec d'autres aspects du donné. C'est le registre du feeling, d'une « positivité pure », de la qualité prise en elle-même. Mais ce « sentiment » n'est pas une donnée immédiate de la conscience ; son antériorité est, pourrait-on dire, logico-transcendantale. Dans les faits, la Secondité vient d'abord. Elle traduit l'effort et la résistance, le vouloir, la perception, le rapport du sujet à l'objet, la binarité – la relation et non plus la « naïveté » (C.P., vol. VIII, p. 329) du sentiment. Enfin, la détermination de l'expérience implique la référence à une tiercité, à un interprétant, grâce auquel il devient possible d'individuer et de reconnaître Primité et Secondité : l'identification d'une qualité et la description d'un fait s'obtiennent par l'intermédiaire d'un jugement et présupposent la mémoire et un code. C'est, maintenant, le domaine de la représentation, de la loi, de la conscience synthétique, du concept, de l'habitus...
Les catégories sont co-présentes et cependant irréductibles. Leur fonction est stratégique et l'ordre même de leur disposition dépend de la finalité des analyses. Ainsi, du point de vue de l'existence, l'ordre des catégories sera le suivant : secondité (action d'un objet sur le sujet), primité (sensation), tiercité (représentation). Mais, du point de vue de l'apparaître, dans une optique phénoménaliste pure, la Primité sera la première, avant la secondité et la tiercité ; et, du point de vue du sujet, on aura d'abord la conscience d'une perception et son interprétation (tiercité), ensuite cette perception qu'on interprète (secondité) et, en dernier lieu, par abstraction, les feelings individuels auxquels renvoie la décomposition de la perception (primité). Une étude adéquate et complète, en n'importe quel domaine de l'expérience, doit tenir compte des trois catégories ainsi que de leur primauté respective, selon l'angle où l'on se place.[...]
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Écrit par
- Fernando GIL : docteur en philosophie, directeur d'études à l'École des hautes études en sciences sociales
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