CATÉGORIES
Catégories et langage
Deux positions peuvent être adoptées face aux rapprochements entre catégories de la pensée et catégories grammaticales : soit – en postulant une conaturalité globale de la pensée et du langage – on en retire une confirmation du bien-fondé des théories catégoriales, soit, à l'inverse, on prétendra que les catégories philosophiques représentent seulement des abstractions obtenues à partir des structures linguistiques. Aristote aurait souscrit à la première thèse. Husserl aussi, pour qui le problème d'une « déduction » des catégories ne se pose pas réellement ; elles seraient données par une « intuition » originaire et fondatrice (Recherches logiques, VI, § 44-48 et 58-62, et Ideen, I, § 21). De même, les catégories kantiennes – de la quantité (unité, pluralité, totalité), de la qualité (réalité, négation, limitation), de la relation (inhérence et subsistance, causalité et dépendance, communauté ou action réciproque) et de la modalité (possibilité/impossibilité, existence/non-existence, nécessité/contingence) – témoigneraient d'une normativité intrinsèque, puisqu'elles seraient directement calquées sur les fonctions logiques des jugements (Critique de la raison pure, § 9-10). Et, selon V. Brondal, les affinités évidentes entre substance et noms propres, quantité et numéraux, relation et prépositions, qualité et adverbes « contribuent à la caractérisation de l'esprit humain » (Les Parties du discours, 1948, p. 56). En deçà des irrégularités de surface et de la variété des langues, une catégoricité unique présiderait et au langage et à la pensée.
Pour la thèse contraire, les formes expressives des langues se présentent comme étant la raison d'être, nécessaire et suffisante, des cadres catégoriaux. Alors que, écrit B. Whorf, les langues indo-européennes se meuvent autour du contraste nom-verbe et de quelques autres oppositions massives – sujet et prédicat, actant et action, choses et relations, objets et attributs –, il n'en va pas de même pour d'autres langues, par exemple le hopi (Language Thought and Reality, 1956). De son côté, É. Benveniste, dans Problèmes de linguistique générale, a montré que les six premières catégories de la liste aristotélicienne indiquée ci-dessus correspondent à des formes nominales du grec : les noms (substance), les adjectifs dérivés de pronoms (quantité et qualité), l'adjectif comparatif (relatifs) et les adverbes de lieu et de temps ; les quatre catégories qui restent représenteraient des formes verbales : respectivement, le moyen, le parfait, l'actif et le passif. Par ailleurs, la division entre noms propres et noms communs se trouverait à l'origine de la discrimination entre substances premières, les individus, et substances secondes, les genres appartenant à la catégorie de la substance (cf. Catég., V). En un mot, les théories catégoriales récapituleraient la syntaxe.
Il s'agit là d'un débat encore ouvert. Cependant, aussi bien la démonstration de Benveniste que la thèse Sapir-Whorf prouvent à la fois trop et pas assez. Comme l'a observé Roman Jakobson (Essais de linguistique générale, 1963), la pertinence des figures grammaticales réside seulement en ce qu'elles obligent à certaines formes d'expression. Mais la latitude d'une langue – ce qu'elle peut exprimer – est plus vaste, chaque langue disposant d'une gamme de procédés (morphologiques, grammaticaux, rhétoriques, phonologiques), qui élargissent le stock syntactique de base. Alors, la syntaxe ne serait pas le seul guide linguistique des théories catégoriales. En second lieu, certaines « formes logiques » constantes, qui sont des invariants véritables, semblent structurer les langues, même s'ils ne sont pas toujours immédiatement visibles (cf. N. Chomsky, La[...]
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Écrit par
- Fernando GIL : docteur en philosophie, directeur d'études à l'École des hautes études en sciences sociales
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