CATÉGORIES
Catégories et connaissance
Les catégories sont au service de la différenciation et en cela consiste leur vocation critique, antidogmatique. Cependant, comme tout concept, les catégories établissent aussi des limites à la perception de la variété ; en contenant l'hésitation permanente qui découlerait d'une perception hyper-graduée de l'expérience, elles représentent aussi une source d'économie intellectuelle. Moyennant ce double rôle tendanciellement contradictoire – différencier l'unité et intégrer la prolifération des différences –, la pensée catégoriale a une portée adaptative, s'il est vrai, comme l'a écrit le biologiste K. J. Craik (The Nature of Explanation, 1943, chap. VI) que « l'adaptation extrait des variations à partir des intensités absolues, les rend définies et leur donne une position où il y a moins de confusion et d'ambiguïté ».
La contention de la différence ne sera néanmoins utile que si elle ne devient pas un obstacle à la discrimination de l'expérience. En synthétisant trop, les catégories risquent d'annuler les différences fines ; en réduisant la complexité excessive, elles peuvent aussi réduire excessivement la complexité, car c'est finalement dans le sens du discret et du contraste qu'elles jouent de la manière la plus décisive. Autrement dit, si elle oblitère les différences qu'elle-même institue, la pensée catégoriale deviendra rigide – et inefficace, si elle nourrit l'ambition de se substituer à la connaissance scientifique.
L'histoire illustre autant l'opérativité que le dogmatisme de la pensée catégoriale. Elle fut en Grèce un motif puissant de la théorie logique ; et les oppositions ont été le terrain où sont nées et se sont développées la physique et la cosmologie, la biologie et la médecine. Toutefois, le renouvellement de la problématique épistémologique qui s'est produit à partir du xvie siècle a eu pour effet la désaffection à l'égard des catégories, jugées stériles par les Modernes. Cela est dû à un ensemble de facteurs, et notamment au modèle objectiviste de la nouvelle science ; la première conséquence fut l'abandon rapide des problèmes du langage et du sens, qui avaient été au cœur des préoccupations médiévales. La tradition de l'analyse catégoriale ne se ranimera qu'au xxe siècle, en raison d'un nouvel intérêt philosophique porté au langage.
La théorie catégoriale grecque, en effet, restait attachée à un savoir du sensible, dont le découpage aristotélicien représente la description immédiate. Aussi, pour une science qui, dans son principe, rejette la connaissance sensible et disjoint, au contraire, qualités « premières » (qui sont mathématiques et invisibles, mais sont aussi les seules à fournir une connaissance) et qualités « secondes » (sensorielles et sans teneur de vérité), les catégories apparaîtront comme étant « une chose en soy très peu utile », « toute artificielle », et dont l'étude ne servira qu'à « accoutumer les hommes à se payer des mots et à s'imaginer qu'ils sçavent toutes choses, lorsqu'ils n'en connoissent que des mots arbitraires », comme on lit dans la Logique de Port-Royal (I, i, 3). Depuis le xviie siècle jusqu'à nos jours, le mouvement des sciences se dirige en entier vers la réduction de l'ensemble des catégories aux seules catégories de quantité et de relation.
On constate la même perte de vitalité dans les théories systématiques des catégories, et ce ne sera que subrepticement, à l'insu des auteurs eux-mêmes, que la pensée catégoriale continuera d'être prégnante (par exemple, l'opposition actif/passif est au centre de la monadologie leibnizienne). À part deux distinctions décisives – la distinction entre qualités premières et qualités secondes, et une autre[...]
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Écrit par
- Fernando GIL : docteur en philosophie, directeur d'études à l'École des hautes études en sciences sociales
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