CATULLE (82-52 av. J.-C.)
Un tissu d'antinomies ?
De prime abord, la vie, l'âme, l'art de Catulle semblent pétris de contradictions irréductibles. Contradictions entre le libertinage et la fidélité à la domina ; entre l'adhésion aux modes de vie très relâchés d'un cercle de viveurs et un attachement désespéré aux plus nobles valeurs morales de la tradition ; entre l'impulsivité sans contrôle et une autocritique non dénuée d'humour ; entre les raffinements aristocratiques du plus docte hellénisme et la pétulance d'un vérisme populaire nourri d'obscénités et prompt à la diffamation ; entre une combativité d'avant-garde ne respectant rien ni personne et la nostalgie d'un lointain passé idyllique unissant le Ciel et la Terre.
À coup sûr, ces conflits et cette tension confèrent au lyrisme catullien un caractère dramatique et, jusque dans ses « incohérences », un incontestable dynamisme juvénile. Au surplus, dépassant nettement les canons esthétiques alexandrins, l'art catullien se mue en instrument d'élucidation dans les dilemmes pathétiques : l'écartèlement odi et amo, « je hais et j'aime », est éclairé par l'antithèse (épigr. LXXII et LXXV) entre amare, le désir surexcité par la jalousie, et bene uelle minus, la réduction de la tendresse à base d'estime.
Tout bien considéré, quand on parle de Catulle, ce n'est pas le mot « antinomies » qu'il convient d'employer. Il est préférable de parler soit d'amples « oscillations » soit de « révisions déchirantes ». À n'en pas douter, goûtant dans toute leur plénitude les splendeurs de la nature (épithalame LXII, 39-42 et 49-53 ; poème LXIV, 269-275 et 278-291) et les charmes de la juvénilité (pièces V, VII, XLVIII et LXI, qu'on a comparée au Cantique des cantiques), Catulle a souvent essayé de faire sienne une philosophie de l'existence substituant l'intensité du plaisir à une impossible durée. Mais un grand besoin de sécurité dans les affections sentimentales et les exigences d'une sensibilité très fraternelle l'ont conduit, aux heures graves, à mesurer la vanité de cet hédonisme : sed totum hoc studium luctu fraterna mihi mors abstulit, « mais l'affliction où m'a plongé la mort de mon frère m'a dégoûté complètement de cette vie de plaisirs » (LXVIII, 19 et suiv.) ; otium, Catulle, tibi molestum est, « l'oisiveté, ô Catulle, t'est devenue insupportable » (LI, 13).
Alors, d'instinct, pour fustiger les turpitudes, se venger des trahisons, mais aussi prendre ses distances à l'égard de jouisseurs et d'arrivistes sans scrupules, le satirique recourt aux procédés de la malignité populaire latine, mis en œuvre, cela s'entend, avec tout le brio d'un art alexandrin, expert en effets plastiques et en jeux phoniques : charivari (XLII), pasquinades (LIX, LXXIX), graffiti (XXXVII, 9-10), couplets brocardant un favoritisme scandaleux (iambes XXIX par lesquels César, de son propre aveu, se sentit à jamais stigmatisé).
Or l'âme populaire ne se réduit pas à l'agressivité truculente et à la justice expéditive ! À Rome comme en Grèce, la conscience religieuse traditionnelle apprenait à ne jamais désespérer de l'assistance du Ciel, même aux heures les plus critiques ; à la condition toutefois de n'avoir rien de grave à se reprocher, c'est-à-dire : à la condition de n'avoir à se reprocher ni parjure ni abus de confiance. Voilà pourquoi, dans l'optique des Anciens, Catulle peut sans paradoxe se flatter d'avoir mené « une vie pure » (LXXVI, 19) et s'en prévaloir auprès des dieux pour que leur commisération, qui seule en a le pouvoir, le guérisse d'un mal implacable mettant ses jours en danger : l'accablante obsession d'un amour désormais sans espoir. À la racine de cette démarche, il y a la conviction, qui procède des idées romaines immémoriales[...]
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Écrit par
- Jean GRANAROLO : agrégé de grammaire, docteur ès lettres, professeur émérite à l'université de Nice
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