CE QUI RESTE D'AUSCHWITZ (G. Agamben) Fiche de lecture
Ce qui reste d'Auschwitz (trad. P. Alféri, Rivages, Paris, 1999) fait suite à deux analyses des formes contemporaines du pouvoir : Des moyens sans fins, notes sur la politique (1995) et Homo sacer, le pouvoir souverain et la vie nue (1997). Il s'agissait, dans les essais précédents, de réfléchir sur l'impensé des théories contemporaines de l'État, de la nation et de la souveraineté. Leur formulation s'accompagne, dans les pays qui s'en réclament, de déplacements de populations sans égal dans l'histoire, de phénomènes d'exclusion ou de violence très spécifiques.
Avec le nazisme, pour éliminer un peuple et détruire son humanité, une technique de pouvoir fut utilisée qui consista, selon Giorgio Agamben, à former une catégorie de détenus dont la déchéance humaine était telle qu'ils seraient incapables de porter témoignage de leur asservissement et de la violence qu'ils subissaient. Telle fut, selon les récits de certains autres détenus, l'épreuve extrême de ceux qu'on appelait, dans les camps de concentration, les « musulmans ».
Certains anciens déportés, tel Primo Levi, ont témoigné de ce dont les acteurs eux-mêmes n'ont pas pu témoigner puisqu'il s'agissait justement de dépouiller ces derniers de cette capacité humaine du témoignage. L'idée de Giorgio Agamben est qu'il faut penser ce phénomène, car cette politique de la déchéance infligée, menée par les nazis, révèle aussi un travers de nos sociétés politiques. Pour cela, il se réfère au concept de bio-pouvoir, défini par Michel Foucault.
Dans l'univers politique de la Grèce ancienne, les penseurs du droit distinguaient l'existence éthique et politique de la vie, laissée à son indépendance par rapport à toute emprise de l'État. Plus tard, la devise du pouvoir souverain territorial d'Ancien Régime aurait pu se résumer, en simplifiant, par la formule faire mourir et laisser vivre. Au contraire, en organisant l'emprise directe du pouvoir souverain sur la naissance, fût-ce pour affirmer l'égale liberté de tous les hommes, les sociétés démocratiques modernes auraient instauré, selon Foucault, une structure de pouvoir qui se résume par faire vivre et laisser mourir. Un pas de plus caractérise les sociétés, non plus modernes seulement, mais contemporaines, celles qui ont vu à la fois la programmation de la déshumanisation dans les camps et la maîtrise technique de la vie et de la procréation : faire survivre. « Ainsi le musulman du camp – comme aujourd'hui, le corps en coma dépassé, le néomort des salles de réanimation – ne prouve-t-il pas seulement l'efficacité du bio-pouvoir ; il en énonce, pour ainsi dire, le fin mot, il en expose le secret, l'arcanum... Avec le „musulman“, le bio-pouvoir a voulu produire son ultime arcane, une survie hors de portée de tout témoignage possible, une espèce de substance biopolitique absolue qui, une fois isolée, permette l'assignation de toute identité démographique, ethnique, nationale et politique. »
Giorgio Agamben conçoit ici une relation directe entre la nature du pouvoir moderne et cette exception révélatrice que fut l'attaque perpétrée contre l'humain dans les camps. Pour ce faire, il articule l'une à l'autre une anthropologie de la honte et une théorie du bio-pouvoir. Mais la théorie politique n'est pas seule transformée, dès lors qu'on prend acte de cette expérience dont certains des acteurs n'ont pas pu rendre compte : ce que ce fait inintégrable nous oblige à intégrer concerne également la nature du langage. Les pronoms personnels, et en particulier le Je de la première personne, par le vide de signification qu'ils font exister, manifesteraient un impossible recouvrement du corps vivant et du sujet parlant qui serait appréhendé de façon privilégiée[...]
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Écrit par
- Monique DAVID-MÉNARD : professeur de chaire supérieure à l'université de Paris-VII-Denis-Diderot, psychanalyste
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