CENSURE (art)
La question du nu
De même que des œuvres littéraires, des Fleurs du mal de Charles Baudelaire (1857) aux manuscrits de Tolstoï (1913), font l'objet de procès, d'expurgation et de saisie, nombreuses sont les formes que revêt la censure artistique, de la non-sélection au procès en justice, en passant par le dénigrement et le décrochage. L'accusation d'outrage aux bonnes mœurs est parmi les plus fréquentes. Elle touche à plusieurs reprises Gustave Courbet, qui pratique dès l'Enterrement à Ornans (1849-1850) un art réaliste et populaire cherchant à montrer le vrai et non à produire une beauté qu'il juge factice. Le naturalisme devient cru, et la censure se confond avec la pudeur, lorsque le sujet touche à la sexualité : exemple extrême, la description quasi anatomique d'un sexe féminin dans L'Origine du monde peinte par Courbet en 1866 est dissimulée sous un cache par ses propriétaires successifs, du diplomate turco-égyptien Khalil-Bey au psychanalyste Jacques Lacan.
La nudité, omniprésente dans la production artistique du xixe siècle, devient choquante lorsqu'elle est traitée avec réalisme – la pilosité déclenche le scandale. Ainsi leurs « nus » valent au Français Henri Gervex en 1878 et à l'Autrichien Egon Schiele en 1912 d'être confrontés à la censure : la toile du premier, Rolla, représentant un jeune débauché auprès d'une prostituée, est refusée au Salon ; les dessins érotiques du second lui valent d'être emprisonné.
À cette époque de développement du « système marchand-critique » (H. White), la censure la plus préjudiciable vient, pour l'art indépendant, de la presse. Tandis que se multiplient les revues généralistes et spécialisées, la pire sentence est le silence des critiques d'art, qui font et défont les réputations, tandis que parodies et caricatures alimentent les scandales.
La forme devient en soi une question de morale, lorsque les audaces formelles des avant-gardes les amènent à bouleverser les codes de la représentation sculptée et peinte. C'est ce qu'expérimente Auguste Rodin avec son Balzac, refusé en 1898 par la Société des gens de lettres qui n'y voit qu'une ébauche grossière. Il en va de même en Russie avec Natalia Gontcharova, dont les décors peints pour l'opéra de Nicolaï Rimski-Korsakov Le Coq d'or, conjuguant des inspirations religieuse, fauviste et populaire, sont confisqués avant la représentation, qui est ensuite interdite. On peut encore citer Marcel Duchamp lorsqu'il présente au Salon des artistes indépendants de New York en 1917 sa Fontaine signée R. Mutt, un urinoir devenu œuvre d'art : l'objet sera rejeté par ses pairs mais fera une entrée avec fracas dans l'histoire de l'art comme l'un des premiers ready-made.
En s'opposant à l'académisme, l'art indépendant instaure à la fin du xixe siècle une tradition moderne de la rupture et du scandale : tout bruit de censure vaut promesse de consécration d'une nouvelle norme et entrée dans l'histoire de l'art.
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Écrit par
- Julie VERLAINE : maître de conférences en histoire à l'université Paris-I-Panthéon-Sorbonne
Classification
Médias