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CENT ANS DE SOLITUDE, Gabriel García Márquez Fiche de lecture

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Une invention mythologique

En un siècle, le village aura donc vécu un cycle historique complet dont la leçon est claire : oubliant leurs rêves utopiques, ses habitants ont cédé au mirage du profit et au culte du bonheur individuel, signant ainsi à long terme leur arrêt de mort. La « solitude », qui est leur malédiction, ne résulte pas d'un manque de sociabilité – ils adorent la fête – mais d'un manque de solidarité. C'est ce que souligne aussi le thème de l'inceste, présent dès les premières pages puisque les fondateurs de la dynastie sont cousins. Au lieu de tendre vers de saines amours exogamiques, les Buendía de sexe masculin sont fâcheusement enclins à s'éprendre de femmes, tantes ou cousines, qui ont le visage de leur mère. La décadence du sang qui en résulte, et qui aura raison de la lignée, accompagne et emblématise une longue histoire d'autosuffisance et d'autodestruction où se lit l'aventure de l'humanité tout entière. Le mouvement inexorable qui va du village enchanteur des premières pages aux ruines de l'épilogue se retrouve d'ailleurs dans la structure interne de chaque chapitre, qui s'ouvre sur des événements heureux pour glisser peu à peu vers la violence et la mort qu'apportent les cavaliers de cette Apocalypse tropicale.

À l'instar du Cubain Alejo Carpentier, du Mexicain Carlos Fuentes et de bien d'autres romanciers latino-américains, García Márquez met en cause l'Histoire en tant que déroulement signifiant. Il démystifie cruellement les mirages du « progrès » et présente une suite de cycles répétitifs, qui ramènent à chaque génération un lot identique de violences et de désillusions. Sa façon de jouer avec le calendrier est audacieuse, puisqu'il se permet à la fois de raccourcir le pas de l'histoire (les Macondins vivent en cent ans un cycle millénaire) et d'allonger démesurément la vie humaine (certains personnages vivent plus de cent cinquante ans). L'interminable vieillesse de quelques témoins clés permet ainsi au lecteur de mieux saisir l'éternel piétinement d'un temps qui ne débouche que sur la mort.

Roman total, la saga des Buendía prend à bras le corps, comme les grands textes mythologiques, tout ce qui concerne la vie de l'homme, de sa naissance à sa mort. Rien ne manque, des scènes guerrières aux mascarades politiques, des histoires d'amour aux agonies solitaires. C'est aussi une extraordinaire galerie de portraits, chaque fois renouvelés dans leur humanité, où s'incarne un monde dominé par l'œdipe, avec ses mamans, ses putains et ses braves, prisonniers du cercle de craie de la solitude. La chronique réussit toutefois à échapper aux pièges du réalisme psychologique par la virtuosité avec laquelle sont exploitées toutes les ressources de la métaphorisation. Tour à tour légende pieuse, épopée, parabole ou conte de fées, le récit glisse sans à-coups du réel au fabuleux, laissant le lecteur aussi émerveillé qu'un enfant devant l'infatigable imagination du conteur. Sans doute le coup de maître de cet enchanteur est-il celui du livre dans le livre : Cent Ans de solitude est l'œuvre d'un de ses personnages et le dernier Buendía vit sa mort au moment de la lire, dans les papiers laissés par un très vieux gitan.

— Ève-Marie FELL

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