CENTON
Chez les Latins, cento – ou kentrôn chez les Grecs – se disait de guenilles maintes fois rapiécées. Au figuré, on appelle « centon » un poème composé de vers ou de fragments de vers empruntés çà et là soit à un même auteur, soit à plusieurs. L'important, c'est que ces éléments se trouvent rassemblés dans un ordre nouveau et qu'ils offrent ainsi un sens tout différent de celui qu'ils avaient originellement. Centon est aussi le nom donné à des œuvres en prose composées de manière analogue. Ce jeu d'esprit, qui n'est pas toujours sans portée, a connu une fortune particulière dans l'Antiquité gréco-romaine, surtout à l'époque où le christianisme s'est assimilé l'héritage classique.
Des fragments de Virgile pour célébrer le Christ
Grecs et Romains n'ont pas traité le centon comme un amusement sans conséquence, qui disparaît sans laisser de traces après qu'on s'en est diverti un instant. Nombre de ces pièces ont été copiées et diffusées, on dirait aujourd'hui éditées. Ainsi, le centon témoigne, à sa modeste place, d'une certaine conception de la culture et mérite d'être examiné à ce titre, et non point comme une simple curiosité.
La littérature antique est une littérature d' imitation. Ce mot n'avait pas alors le sens assez péjoratif qu'il prend facilement aujourd'hui. On n'opposait point imitation et création. On estimait que l'originalité ne pouvait s'exprimer que par le tour nouveau, inattendu et parfois surprenant donné à des thèmes, des genres et des formules traditionnels. Aussi, loin de dissimuler les mécanismes de l'imitation et de masquer ses sources, comme on s'attache à le faire aujourd'hui, on se plaisait au contraire à les laisser entrevoir : un public de connaisseurs pouvait alors apprécier tout ce qui séparait l'œuvre nouvelle de son modèle, toute la part d'originalité et d'inspiration qui s'y trouvait ainsi renfermée.
En même temps, certaines œuvres étaient vite apparues comme inépuisables, au point de devenir les bases de l'éducation et de la culture. C'était le cas d' Homère chez les Grecs, de Virgile chez les Latins. On les regardait comme les modèles par excellence. L'imitation qu'on en faisait ne s'arrêtait pas aux thèmes, à la couleur, aux procédés. On aimait leur reprendre telle expression, tel hémistiche, telle fin de vers. Ces remplois charmaient les auditeurs et les lecteurs en combinant les effets du familier et de l'insolite. C'est ainsi que Claudien, racontant le passage des Apennins par l'empereur Honorius, constelle sa description de morceaux de vers empruntés à l'Énéide.
Le centon pousse à l'extrême ces procédés et cet état d'esprit : les fragments arrachés à Homère ou à Virgile ne sont plus enchâssés dans le nouveau poème, ils le constituent à eux seuls. Tout l'inédit résulte de leur disposition ; celle-ci leur confère une fonction nouvelle, une signification inattendue. On pense aux joueurs de paume dont parle Pascal : ils se servent des mêmes balles, mais ils les placent différemment.
Si l'on peut lui trouver quelques antécédents dans la littérature grecque classique – par exemple chez Aristophane –, le centon n'apparaît, comme poème autonome et complet, formant un tout à lui seul, qu'au iie siècle après J.-C. La composition de centons homériques est attestée pour la première fois de façon explicite par saint Irénée (mort vers 208). Non seulement Tertullien (mort vers 225) connaît les centons homériques, mais il cite aussi deux centons virgiliens : une traduction en vers latins du Tableau de Cébès et une tragédie d'Hosidius Geta consacrée à Médée. Cette Médée est le plus ancien centon en langue latine qui nous soit parvenu.[...]
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Écrit par
- Hervé SAVON : docteur ès lettres, professeur à l'Université libre de Bruxelles
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