CENTON
Du poème de Proba au centon polémique
Le poème de Proba a connu un succès durable ; elle a eu des émules immédiats dans le monde latin. Le centon chrétien fleurit aussi dans l'Orient grec. Un drame sur la Passion du Christ, écrit au ive siècle peut-être par Apollinaire de Laodicée, combine des citations d'Euripide, d'Eschyle et de Lycophron. Au ve siècle, une autre grande dame, l'impératrice Eudocie, femme de Théodose II, composera une vie du Christ en vers d'Homère.
Le Moyen Âge n'a pas négligé le chemin ainsi frayé. On y voit apparaître des œuvres plus souples sans doute que le centon entendu au sens strict, mais qui font largement appel aux techniques combinatoires utilisées par Proba. Saint Columban (543-615) écrit des épîtres en vers parsemées de sentences morales empruntées à Horace, Juvenal, Juvencus et Prudence, ainsi qu'aux mystérieux Dicta Catonis. Un poème de consolation dû à Waldram de Saint-Gall (ixe s.) mêle la Bible, Boèce et Fortunat. La curieuse Ecbasis captivi (xe s.) – épopée en vers mettant en scène des animaux – est pour une large part une mosaïque composée de vers de Virgile, de Lucain, de Juvencus, de Prudence et, surtout, d'Horace.
La Renaissance, qui aimait les jeux d'esprit les plus singuliers, ne manqua pas de remettre en honneur le centon sous sa forme la plus stricte. Le genre fut particulièrement cultivé au xvie et au xviie siècle. Non seulement on vit réapparaître des centons homériques, et surtout des centons virgiliens, mais d'assez nombreux poèmes formés de vers de Pétrarque parurent en Italie. Le centon satirique fut pratiqué avec succès, vers 1550, par les Capilupi de Mantoue. Lelio Capilupi brocarda les moines en vers virgiliens.
Cependant, la tradition de Proba et du Virgile chrétien n'avait pas disparu. Citons l'Anglais Alexander Ross, qui écrit une Christiade en treize chants (1638). Sa Préface est imprégnée de la pensée des Pères de l'Église. On y trouve l'idée que la beauté supérieure de la forme virgilienne doit être mise au service du Christ, et que les chrétiens peuvent bien faire des emprunts à la tradition gréco-romaine, puisque celle-ci n'est en son fond qu'un plagiat de la révélation biblique.
Après le xviie siècle, le centon en vers latins ou grecs semble avoir à peu près disparu. Le centon en prose, en revanche, continue à être pratiqué à des fins surtout parodiques et satiriques. On s'en sert pour ridiculiser ce qu'on estime être le mauvais goût littéraire. C'est ainsi que le Saint Géran de Cadet de Gassicourt (1807) est un roman parodique composé en grande partie de fragments de Chateaubriand et de Madame de Staël.
Le centon politique est, lui aussi, cultivé. Le célèbre Juste Lipse en avait donné le modèle en publiant six livres de Politiques (1589), formés uniquement d'extraits d'auteurs antiques. La Révolution lui donne un nouvel essor. Dans son Essai sur l'histoire de la Révolution française par une société d'auteurs latins (1800), Héron de Villefosse met à contribution Cicéron et Tacite pour dénoncer les excès de la Terreur. En 1817, un professeur de belles-lettres, L.-A. Decampe décrit le retour de Louis XVIII en France avec des vers de Claudien. En revanche, c'est à la Bible et surtout aux Prophètes que fait appel le pamphlet anonyme intitulé Lamuel (1816) pour flétrir le même Louis XVIII. Il pouvait être piquant d'emprunter les éléments d'un centon satirique aux adversaires mêmes que l'on voulait combattre. C'est ainsi qu'en 1814 A. J. Q. Beuchot publie une Oraison funèbre de Buonaparte formée de phrases empruntées à d'anciens panégyristes de l'empereur qui l'avaient précipitamment renié après l'abdication.
Le centon en prose ne disparaîtra sans doute jamais totalement – non plus[...]
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Écrit par
- Hervé SAVON : docteur ès lettres, professeur à l'Université libre de Bruxelles
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