CERCLES/FICTIONS (J. Pommerat)
D'abord, il y a l'histoire de L'Homme aristocrate avouant son amour à son valet qui le repousse en s'excusant (« J'aime servir. J'aime obéir. Je veux faire ça toute ma vie. [...] mais je suis vraiment désolé. Je ne peux pas faire ce que vous me demandez. »). Ensuite, il y a celle de La Femme aristocrate qui se veut « moderne » et prévient ses employés qu'ils sont engagés non en fonction de « rapports de type affectif ou familial », mais selon le principe d'échange et d'achat de force de travail cher à Marx (« Vous offrez votre expérience et vos compétences dont nous avons besoin ; nous vous offrons un salaire, une rémunération, c'est ce dont vous avez besoin. »). Et puis, celle encore des deux couples égarés dans la forêt, du chevalier en quête de foi et d'espérance, du cadre supérieur, nouveau Macbeth devenu P.-D.G. après avoir rencontré dans un parking trois clochardes en lieu et place des sorcières shakespeariennes...
Ainsi va Cercles/fictions, création de Joël Pommerat et de sa compagnie Louis-Brouillard au Théâtre des Bouffes du Nord (2010). Comme ses précédentes pièces, celle-ci raconte une petite humanité tiraillée entre joies et peines, peurs et contradictions, exaltations et frustrations... D'illusions en désillusions, elle est en proie au besoin en même temps qu'à l'impossibilité d'être, de parler, de rompre la solitude dans un monde sans chaleur, sans bonté, où tout est à vendre, à commencer par soi-même. Un monde en butte aux interrogations sur le Bien et le Mal, Dieu et l'absence de Dieu. Mais cette fois, la construction a changé. Abandonnant le principe de la fable conçue d'un seul tenant (Les Marchands) ou composée de fragments reliés par un fil rouge (le bonimenteur de Je tremble), Cercles/fictions est tissé de huit récits dont les épisodes se succèdent et s'enchevêtrent les uns aux autres. De prime abord, les liens qui les unissent ne sont par toujours évidents. Hors de toute logique chronologique, ils nous conduisent de la France de la Belle Époque aux années 2000 en passant par le Moyen Âge, la Première Guerre mondiale ou le xxie siècle...
La scénographie elle-même est singulière. Elle ne repose plus sur la traditionnelle opposition frontale entre la scène et la salle, mais sur le principe du cercle – piste de cirque ou arène... Au centre, les acteurs ; tout autour, le public dont l'œil devient celui d'un entomologiste voyeur, chaque spectateur étant livré au regard des autres spectateurs, lui-même les observant. Il en naît un sentiment troublant, d'intimité, voire de communion et de complicité, renforcé par les fabuleux éclairages d'Eric Soyer (on lui doit aussi la scénographie de la pièce), dispensant en permanence une atmosphère de clair-obscur, entre chien et loup. Nous voici à l'heure exacte où se dissolvent la frontière entre le vécu et le rêvé, où se confondent le réel et l'irréel, contraignant chacun, à partir de son expérience intime, de ses vérités secrètes, à reconstituer le puzzle des existences qui se dévident.
Le voyage est incertain. Il n'en est pas moins envoûtant, pris dans une tension qui nous fait constamment osciller entre le rire et les larmes. Comment résister à l'épisode du chef d'entreprise, « self-made-man », « battant » aussi caricatural que vrai, exhortant des chômeurs en stage de formation à apprendre à se vendre comme un produit (« une pêche » sur « l'étal d'une grande surface » !), avant de marchander pitoyablement à des S.D.F. l'organe qui sauvera la vie de son fils. Comment ne pas s'émouvoir devant la vieille dame qui, dans un élan d'humanisme, propose à ses serviteurs d'abandonner leur uniforme et de la tutoyer comme elle les tutoie pour « changer quelque chose dans la manière de se comporter les uns avec les autres », et, du même coup, « changer le[...]
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Écrit par
- Didier MÉREUZE
: journaliste, responsable de la rubrique théâtrale à
La Croix
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