CERVEAU ET BILINGUISME
On sait, depuis les découvertes de Paul Broca en 1861 et de Carl Wernicke en 1874, et des recherches successives, que le système langagier chez le droitier monolingue repose essentiellement sur un réseau fronto-temporo-pariétal gauche. Ce constat est vrai pour plus de 90 p. 100 des sujets droitiers et environ 75 p. 100 des gauchers. En ce qui concerne les bilingues ou multilingues, deux questions principales ont été régulièrement posées. La première concerne l’implémentation des différentes langues dans un unique cerveau avec, comme interrogation principale, la question de déterminer dans quelle mesure elles partagent ou non les mêmes structures neuronales. La seconde est davantage fonctionnelle. Les chercheurs se sont demandé comment procède un bilingue lorsqu’il s’exprime pour ne pas mélanger les langues (comme : « thisafternoon je vais me promener in the forest »).
Représentation des langues dans le cerveau bilingue
D’une manière générale, les études actuelles suggèrent que la première et la seconde langue (L 1 et L 2) partagent un réseau neuronal commun à environ 80 p. 100. Ce recouvrement s’applique particulièrement au cas de sujets bilingues naturels, c’est-à-dire ceux qui ont appris les deux langues dans la petite enfance, lorsque les deux langues sont morphologiquement proches. Mais, d’autres cas de figure sont rencontrés et des différences apparaissent selon le niveau de maîtrise des langues, selon l’âge d’acquisition et selon la proximité des langues apprises. Ainsi, il peut y avoir quelques différences dans la représentation cérébrale de L 2 si elle a été apprise après l’âge de 5-10 ans. En particulier, si la maîtrise de L 2 est faible, il a été montré que son utilisation nécessite un réseau cérébral plus étendu qui implique aussi quelques régions hémisphériques droites et frontales (a dans la figure). L’âge d’acquisition intervient également : chez les bilingues tardifs ayant un niveau de compétence relativement élevé en L 2, la différence L 1 L 2 est moins importante que chez les bilingues tardifs où le niveau de L 2 est faible. Cependant, des activations cérébrales additionnelles doivent parfois être mobilisées pour que la performance en L 2 soit comparable à celle en L 1, par exemple pour les processus syntaxiques. On a également montré que l’apprentissage d’une nouvelle langue au cours de la vie modifie la structure de certaines aires. Enfin, de manière surprenante, les bilingues naturels peuvent adopter un mode de lecture spécifiquement globale lorsqu’ils lisent une langue opaque comme le français, mais activent aussi des structures cérébrales impliquées dans le transcodage lorsqu’ils lisent dans une langue orthographiquement plus transparente comme l’allemand ou l’espagnol.
L’ensemble de ces résultats suggère que les différentes langues partagent un réseau cérébral essentiellement commun, mais que l’âge d’acquisition de ces langues et l’exposition à celles-ci au cours de la vie peuvent moduler ces réseaux. L’exemple du cerveau bilingue montre ainsi l’extraordinaire interaction entre le système nerveux et son environnement.
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Écrit par
- Jean-Marie ANNONI : médecin, professeur de neurologie, université de Fribourg (Suisse)
Classification
Média