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CETTE CHOSE ÉTRANGE EN MOI (O. Pamuk)

Le roman d’Orhan Pamuk nous invite à découvrir la mutation sociale d’une ville et d’un pays à travers la vie de petites gens venus d’Anatolie chercher une meilleure vie à Istanbul. On savait que l’écrivain, au fait de tous « les secrets des rues d’Istanbul », maniait magistralement toutes les subtilités de langage citadin et le mode de vie des classes moyennes. Avec Cette chose étrange en moi (publié en turc en 2014 ; traduit par Valérie Gay-Aksoy, Gallimard, 2017), le lecteur est agréablement surpris de sa connaissance intime de la façon de parler et de penser des paysans anatoliens récemment arrivés en ville. De ce point de vue, ce roman contraste avec ses précédentes œuvres, souvent tournées vers son histoire personnelle et familiale. Comme il l’avoue lui-même, l’épopée qu’il brosse dans ce roman se veut la version citadine des paysans célébrés par Yachar Kemal.

« Un homme qui voit tout »

Cette chose étrange en moi nous fait découvrir le maelström qu’est l’Istanbul des années 1970-2012 – le temps romanesque par excellence de Pamuk –, par les yeux d’un vendeur ambulant. Mevlut,le personnage principal, un vendeur de boza (boisson traditionnelle à base de millet fermenté), bat depuis l’âge de quatorze ans le pavé stambouliote pour survivre. Il est devenu, comme le dit son père, « un homme qui voit tout et un homme qu’on ne voit pas ». Mevlut va engendrerl’histoiredes individus que le mouvement migratoire des années 1950 a projetés depuis la campagne anatolienne vers les grandes villes, et notamment Istanbul, provoquant une mutation urbaine chaotique. C’est ainsi qu’en moins d’un demi-siècle, la population de la métropole turque est passée d’un million à dix-sept millions d’habitants. Pour cela, le romancier ne décrit pas la ville seulement à partir de ses observations et de son vécu. À l’instar d’un historien ou d’un sociologue, il a mené à bien de véritables enquêtes auprès des vendeurs de rue, des épiciers de quartier, des professionnels du bâtiment, des agents immobiliers, de manière à ce que son récit colle parfaitement à l’histoire de la Turquie de la deuxième moitié du xxe siècle et vienne dévoiler tous les clivages et toutes les contradictions de la société. L’évolution sociale ainsi que l’immobilisme des mœurs se déclinent dans des scènes souvent cocasses et émouvantes. L’enlèvement d’une fille en vue de son mariage se faisait autrefois à cheval, il a lieu maintenant en camionnette ou en taxi, mais les relations entre hommes et femmes et les conditions de vie du couple, elles, n’ont guère changé.

En toile de fond, la société politique est décrite avec minutie. La démocratie a permis aux représentants du petit peuple de parvenir au pouvoir, mais les plus modestes se trouvent toujours au bas de l’échelle et doivent subir les affres de l’économie, sans compter tous les maux d’un urbanisme anarchique. À la fois cause et conséquence du changement social, il leur faut se contenter des miettes du développement et du nouveau discours islamisant conforme à leur vision, quitte à élire des politiciens médiocres et corrompus. Leur point de comparaison ne les porte plus à regarder vers leurs conditions de vie antérieures, mais plutôt vers celles du centre-ville. D’élection en élection, la démagogie des politiciens finit par apporter aux habitants des gecekondu – ces habitats précaires construits durant la nuit pour échapper à la police et qui encerclaient les grandes métropoles turques au milieu du xxe siècle – quelques réconforts, comme des « titres d’habitation » à défaut de titres de propriété. Ainsi l’histoire politique est-elle vue et vécue depuis le bas, au niveau des marges.

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