CETTE PUTAIN SI DISTINGUÉE (J. Marsé)
Les vérités du cinéma
S’il est un autre thème privilégié dans ce roman, c’est bien le cinéma, milieu où s’ancre le récit. Une séquence mythique du film Gilda (1946) où la protagoniste, interprétée par Rita Hayworth, paraît sur le point de se dévêtir – leitmotiv de l’œuvre – est exploitée par Marsé dans le contexte de censure de l’époque franquiste. C’est aussi par le biais de la cinéphile Felisa, femme de ménage du narrateur et personnage haut en couleur, que se mêlent étroitement vie et cinéma : « La pauvre Felisa croit que le cinéma résout les devinettes de la vie », comme le souligne le narrateur. Marsé fait aussi pénétrer le lecteur de plain-pied dans l’univers des metteurs en scène en nous dévoilant leurs exigences. Différents genres cinématographiques sont alors évoqués : la perspective historique avec Héctor Roldán présenté comme « la gloire du cinéma des années cinquante », puis une dimension érotique avec le second metteur en scène, José Luis de Prada, avec lequel travaillera finalement le narrateur, une fois que le premier aura abandonné le projet.
Après les échanges réguliers qu’il entretient avec l’assassin, le narrateur, pour sa part, en vient à une explication psychanalytique du crime : le meurtrier aurait agi ainsi car il aurait retrouvé dans cette prostituée – comme dans un miroir – sa propre mère, qui, d’après lui, travaillait autrefois comme couturière à « l’atelier de confection de Madame Petit », en réalité une maison de tolérance bien connue dans le Barrio Chino de Barcelone.
Mais ce n’est pas cette version qui sera finalement retenue par Vilma Films : l’intérêt du second metteur en scène se portera davantage sur Encarnita, la prostituée aveugle, amie de Carolina Bruil, qui finira par devenir la protagoniste de l’histoire, au vu de son « extraordinaire potentiel de tendresse et de sympathie ». C’est donc un virage complet que subit le pré-scénario ; le narrateur, désabusé, y voit là une véritable mascarade, partageant avec l’assassin un sentiment d’échec. Pourtant, au fil du roman, les confessions du meurtrier se font plus personnelles : on apprend que c’est Carolina Bruil elle-même qui aurait enroulé la bande de photogrammes autour de son cou, tel un jeu intégré à l’acte sexuel. Dans le dernier chapitre du roman, lorsqu’il est enfin prêt à livrer des détails intimes sur sa victime, le narrateur lui fait comprendre qu’il n’a plus besoin de ses confessions, celles-ci ne faisant plus l’objet d’aucun scénario. L’ironie est à son comble, et nous n’en saurons pas davantage sur le crime qui a motivé l’écriture du film. Peut-être est-ce là, pour Marsé, dont les œuvres ont été très souvent portées à l’écran, une façon d’amener le lecteur-spectateur à une réflexion sur les transpositions cinématographiques et leurs dérives.
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Écrit par
- Corinne CRISTINI : maître de conférences à la faculté des lettres, Sorbonne université
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