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CEUX DE 14, Maurice Genevoix Fiche de lecture

« À la mémoire des morts et au passé des survivants »

Les cinq livres réunis sous le titre Ceux de 14 se sont voulus d'abord, loin de l'épopée guerrière et de la geste héroïque, la chronique fidèle de ces huit mois passés au front. On ne parle pas ici seulement de la mêlée furieuse des combats, des corps mutilés ou désintégrés, des hurlements des blessés, des cadavres décomposés, de l'horreur dont le récit heure par heure des trois jours passés dans un état second à s'entretuer pour la conquête de la crête des Éparges offre un condensé saisissant. Aux yeux de Genevoix, restituer la réalité de la guerre, c'était également évoquer les marches aussi vaines qu'épuisantes, les nuits passées à grelotter, la survie dans l'entassement des tranchées envahies par les rats... Sans oublier tous les temps morts, au gré d'une halte, d'un cantonnement ou d'une relève, occasions de dépeindre la vie ordinaire du soldat en campagne, avec sa routine et ses besoins élémentaires à satisfaire – manger, dormir – mais aussi ses scènes burlesques et ses petits bonheurs fugaces, lorsque la force vitale semble renaître au fond même du désespoir : « Et voilà que bientôt fument au bord du chemin les foyers des cuisines. Nous mangerons ce soir de la viande cuite, des pommes de terre chaudes. Nous aurons de la paille pour dormir, un toit pour nous abriter de la pluie et du vent. Qu’importe demain, puisque ce soir la vie est bonne ! » Parfois, la description d'un fragment de nature miraculeusement intacte au cœur de la désolation annonce le Genevoix des romans poétiques futurs : « Encore des bois, un chemin perdu sous les feuilles denses, d'un vert avivé par la pluie. [...] Des trilles, des roulades, des pépiements sortent des frondaisons. »

Mais l'enjeu fondamental du livre, comme le titre le suggère, reste de faire revivre – littéralement – les hommes, unis dans une fraternité née de la souffrance (« Je les vois, amassés dans les creux de la terre, serrés les uns contre les autres, ne faisant plus qu’un seul grand corps déjà blessé ») et saisis en même temps dans leur individualité, avec leurs gestes et leurs parlers (Genevoix démontre un vrai talent pour rendre, à travers la gouaille des dialogues, accents, prononciations et expressions variés), leurs tempéraments (Butrel, « blagueur sans fanfaronnade »), leurs qualités (Porchon, « brave avec simplicité ») comme leurs faiblesses (« Je sais que celui-ci est un lâche, et celui-ci une brute, et celui-ci un ivrogne »). Faiblesses dont l'auteur lui-même ne s'exonère pas, ajoutant après-coup par honnêteté la scène peu glorieuse, d'abord supprimée, où il tire dans le dos de trois Allemands.

Cette vision de l'intérieur exclut toute considération manichéenne et anachronique sur le conflit. Elle vise à décrire au plus juste la mentalité des combattants, complexe et ambivalente – entre détestation patriotique des « Boches » et compassion voire fraternisation à l'occasion – et changeante – de l'excitation va-t-en-guerre au tragique sentiment d'absurdité. Mais si le sens du devoir et un obscur fatalisme n'empêchent pas la critique d'affleurer, et de plus en plus au fil du texte, jusqu'à cette conclusion en forme de réquisitoire : « On vous a tués et c'est le plus grand des crimes », celle-ci ne prend jamais le pas sur le souci de témoigner.

Avant d'être pensé comme une œuvre littéraire, Ceux de 14 a donc d'abord répondu à un double besoin d'exorcisme et d'hommage : exorcisme des atrocités vues et vécues, hommage – et plus encore demande de pardon – aux compagnons « abandonnés » : « Je les ai tous quittés, ceux qui sont morts près de moi, ceux que j'ai laissés dans le layon de la forêt, aventurés au péril de mort. » Il reste qu'adossé à une[...]

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  • GENEVOIX MAURICE (1890-1980)

    • Écrit par et
    • 805 mots

    Né le 29 novembre 1890 à Decize (Nièvre), près de Nevers, Maurice Genevoix passe son enfance au contact de la nature. Ses études sont brillantes : une voie d'universitaire et d'enseignant toute tracée. La Grande Guerre interrompt brusquement ce cours. Mobilisé le 2 août 1914 en tantqu’officier...