CHAGALL, LISSITZKY, MALÉVITCH. L'AVANT-GARDE RUSSE À VITEBSK 1918-1922 (exposition)
Près de quarante ans après l’emblématique Paris-Moscou 1900-1930 (1979), l’exposition Chagall, Lissitzky, Malévitch : l’avant-garde russe à Vitebsk, 1918-1922 (Paris, Musée national d’art moderne – Centre Georges-Pompidou, 18 mars - 16 juillet 2018) adopte un angle d’approche inédit face à un corpus désormais célèbre. Au lieu de livrer un récit global sur les expériences artistiques en Russie, la commissaire de l’exposition, Angela Lampe, s’intéresse à ce qui a pu se jouer, au lendemain des révolutions de 1917, entre trois figures désormais consacrées de l’art du xxe siècle et leurs jeunes et nombreux disciples. La force de l’exposition tient au choix de circonscrire une période restreinte et un seul lieu d’action. La ville de Vitebsk (aujourd’hui en Biélorussie) est alors doublement à l’écart : géographiquement décentrée, elle fait partie de l’ancienne « zone de résidence » imposée par l’Empire russe à ses citoyens juifs. La période de 1918 à 1922, marquée par la guerre civile, correspond à l’élan de son école populaire d’art, auquel participent les trois protagonistes de l’exposition. Marc Chagall, nommé en 1918 commissaire aux Beaux-Arts pour la province de Vitebsk, y fait venir El Lissitzky, lequel invite Kasimir Malévitch. Par son fonctionnement, l’école s’apparente aux Ateliers libres (Svomas) postrévolutionnaires mis en place par la réforme de la formation artistique de 1918 comme lieux d’enseignement libre et transversal s’adressant à des élèves de toutes les couches sociales.
Un lieu de rencontres et de croisements
Structuré en sept chapitres thématiques, le parcours de l’exposition n’érige pas Chagall, Malévitch ou Lissitzky en « maîtres », mais montre au contraire comment leur travail était perméable au contexte et à ses aléas, aux rencontres avec les autres enseignants et avec les étudiants.
C’est ainsi que le riche ensemble de toiles et dessins de Chagall révèle des facettes peu attendues de sa pratique. Si on y trouve les motifs connus du couple enlacé et des animaux volants, ou la citation récurrente de l’architecture du centre-ville de Vitebsk, ses projets de décoration urbaine pour les manifestations de rue et autres célébrations publiques entretiennent un dialogue complexe avec la révolution politique. L’enthousiasme révolutionnaire est modéré par l’humour, à l’instar de la figure clownesque d’En avant, en avant (1918) qui vacille dans un grand écart impossible à tenir et d’autant plus drôle que Chagall ne cesse alors de jouer sur l’homonymie entre son nom de famille et le participe passé du verbe « marcher » (chagal), dans un constant va-et-vient entre autodérision et scepticisme à l’égard de la marche proclamée vers l’avenir. D’autres toiles laissent percevoir un dialogue implicite avec les pratiques abstraites de Lissitzky et Malévitch : l’apport du collage comme principe constructif, la présence de formes géométriques dépourvues de toute narration, l’organisation dynamique de certaines compositions (Chaga, 1918 ; Composition à la chèvre, 1917-1920). Documentant sans parti pris les relations entre Malévitch et Chagall jusqu’au départ de celui-ci en juin 1920, l’exposition permet de découvrir des œuvres d’élèves nourris par leurs deux enseignements.
Celles de David Iakerson, en particulier, constituent un sous-ensemble remarquable. Ses esquisses de figures humaines opèrent un croisement entre expressivité du corps (Chagall) et dynamisme de la forme (Malévitch). La séquence de ses Études suprématistes (1920) anime d’un mouvement quasi cinématographique les formes suprématistes qui traversent les quinze aquarelles, une impulsion qu’il tente de traduire aussi en sculpture dans un monument à Karl Liebknecht de 1920.
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Écrit par
- Elitza DULGUEROVA : maître de conférences, université Paris-I, conseillère scientifique, Institut national d'histoire de l'art
Classification
Média