CHAMFORT (1741-1794)
Le moraliste
Le grand ouvrage que Chamfort préparait c'est au secret de son cabinet qu'il s'élaborait : à travers ce qu'on en a pu reconstituer, nous apprenons à connaître son personnage contradictoire, ravagé de souffrances morales autant que de pustules et d'eczéma. On a voulu faire de sa vision du monde celle d'un « doloriste », que seule la maladie expliquerait. Il semble plus probable que l'eczéma de Chamfort fut la marque de ses déchirements. Déjà, à l'époque où Rivarol voyait en lui « un brin de muguet enté sur un pavot », jeune galant profitant largement de la fête continuelle que les dames lui donnaient, il jetait chaque jour sur de petits papiers les réflexions, les maximes ou les anecdotes que lui inspirait le monde. Il les destinait à un ouvrage d'ensemble, traité de morale et pamphlet, qu'il voulait intituler Produits de la civilisation perfectionnée ; ce qui témoigne du dégoût que lui causait la fréquentation d'un monde qu'il se méprisait peut-être en secret de devoir approcher. C'est donc une certaine société, bien définie, qu'il prétend accabler. La misanthropie de Chamfort est localisée.
Son désenchantement touche à l'ordre du cœur et de la sensibilité. La raison lui tient un autre langage, qu'il ne cesse d'écouter, ainsi : « Pour devenir philosophe, il ne faut pas se rebuter de ce qu'on découvre chez l'homme, mais triompher de son dégoût. » Chamfort n'est donc pas l'apôtre sarcastique d'un renoncement amer, il croit à la raison, aux passions, à la nature, à la vertu, à l'amitié, mots que sa plume emploie sans cesse, non pour les nier mais pour en affirmer la rareté ou l'excellence. Ce cynique serait-il donc un naïf ? Lui qui, dans le « jouir et faire jouir », sans « faire de mal à personne », voit « tout le fondement de la morale », qui chante « l'amitié entière qui développe toutes les qualités de l'âme » et pense que, pour se faire une idée juste des choses, il suffit de prendre les mots au rebours de leur signification usuelle : « misanthrope, par exemple, cela veut dire philanthrope ; mauvais Français, cela veut dire bon citoyen qui indique certains abus monstrueux ; philosophe, homme simple qui croit que deux et deux font quatre ».
Serait-ce édulcorer Chamfort que de lui savoir gré de ses actes de foi autant que de ses refus ? De celui-ci par exemple, le dernier mot des Maximes : « Supposons qu'on eût employé, pour éclairer les dernières classes, le quart du temps et des soins qu'on a mis à les abrutir [...] Supposez qu'au lieu de leur prêcher cette doctrine de patience, de souffrance, d'abnégation de soi-même et d'avilissement, si commode aux usurpateurs, on eût prêché celle de connaître leurs droits et le devoir de les défendre, on eût vu que la nature, qui a formé les hommes pour la société, leur a donné tout le bon sens nécessaire pour former une société raisonnable. »
On voit bien qu'il faut aimer Chamfort pour ce qui fut, peut-être, son illusion autant que pour sa férocité. Solitaire, oui ; mais toujours solidaire, d'une classe au moins.
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Écrit par
- Jeannine ETIEMBLE : docteur en littérature française, maître assistant à l'université du Maine, Le Mans
Classification
Autres références
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MAXIMES, PENSÉES, CARACTÈRES ET ANECDOTES, Chamfort - Fiche de lecture
- Écrit par Jean Marie GOULEMOT
- 932 mots
Enfant naturel, élève doué, lauréat de l'Académie, académicien et pourfendeur de cette même Académie, dramaturge, révolutionnaire, administrateur de la Bibliothèque nationale, Sébastien-Roch Nicolas, dit Chamfort (1740-1794), échappa à la Terreur en tentant de se suicider. La postérité...