CHANSON DE GESTE
Les cycles
« Gestes », ou cycles du Roi, de Garin de Monglane, de Doon de Mayence ; approximative et toujours commode, la classification a été établie, dès le commencement du xiiie siècle, par le trouvère Bertrand de Bar-sur-Aube. Dans une autre chanson du même siècle (Doon de Mayence), un trouvère anonyme raconte la légende de la prodigieuse naissance des chefs des trois grandes familles. Au même jour, à la même heure, en des régions lointaines, un orage épouvantable se déchaîne sur la terre. La foudre tombe devant les châteaux où naissent les trois enfants, en creusant un fossé d'où jaillissent trois arbres longs et droits. Divers et distants, poussant en généalogies factices, les trois arbres finissent par mêler leurs branches fabuleuses. Les alliances ne seront pas toujours de tout repos.
Le cycle du Roi
Comme il se doit, la geste du Roi est « la plus honorée », peut-être la plus ancienne. Dans le premier texte épique qui nous soit connu (Fragment, en latin, commencement du xie s.), Charlemagne se bat, avec les enfants de Narbonne, au siège d'une ville occupée par les Sarrasins. Sur la fin du même siècle, dans la version Oxford de La Chanson de Roland, « nostre emperere magnes » est âgé de deux cents ans passés, il a rasé force villes et châteaux, il a détruit maints royaumes et conquis d'immenses domaines, mais il n'est pas encore las de guerroyer. Les trouvères et les jongleurs du xiie et du xiiie siècle vont l'entraîner dans toutes sortes d'aventures héroïques et romanesques. Charles a fait un beau voyage à Constantinople et à Jérusalem, d'où il est revenu chargé de reliques (Pèlerinage, v. 1150), mais sa vie glorieuse et « penuse », il la vit, avec ses palatins et sa turbulente « mesnie », sur les champs d'une interminable bataille. Il se bat en Espagne, où il est allé recouvrer les reliques que le roi Balan avait volées à Rome ( Fierabras) ; en Calabre, où, grâce à l'aide de Rollandin, il défait les hordes païennes du roi Agolant ( Aspremont) ; en Bretagne (Aiquin) ; en Lombardie (Otinel). Il lui arrive même de se battre, pour une fois, contre Witikind (La Chanson des Saisnes). Il est vieux et malade lorsque, se faisant traîner sur un char, il revient en Espagne pour secourir un jeune roi chrétien séducteur de jeunes filles (Anséis de Carthage), c'est encore en Espagne qu'il continue de vieillir, avec ses vieux guerriers, dans une guerre longue de vingt-sept ans (Guy de Bourgogne). D'autres chansons racontent son mariage avec la jeune reine Sebile, vertueuse et calomniée (Macaire), les aventures de son enfance persécutée et triomphante (Mainet), les malheurs de sa mère, douce et calomniée (Berte aus grans piés). Mélodrames, intrigues, supplices des traîtres, conversions et baptêmes, il est évident que l'immense prestige de Charlemagne pâtit, à la longue, des excès du pathétique populaire. On le trouvera, quelque part, fantasque et « rassoté ».
C'est dans La Chanson de Rolandque le David décoré de toutes les hyperboles des poètes de sa cour garde sa surhumaine grandeur, à laquelle un poète confère la majesté des souffrances humaines. « Mult ad apris ki bien conuist ahan » ; la gloire de « nostre emperere magnes » a le goût amer de la cendre. Il a pu réduire en esclavage tous les rois de la terre, il pourra tuer Baligant et détruire toute la Païennie, il ne peut pas empêcher qu'il soit vendu par Ganelon, qu'il perde « la fleur de France », l'homme qu'il aimait le plus au monde. Dieu le protège, fait pour lui le miracle d'arrêter le soleil, lui envoie des anges et de sinistres messages, mais il laisse son champion dans la douloureuse ignorance de ses voies impénétrables. Encore une fois, l'Élu du Seigneur est un « homme puissant et solitaire », la création unique d'un poète de génie qui s'appelait Turold.[...]
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Écrit par
- Italo SICILIANO : recteur de l'université de Venise, docteur honoris causa de la Sorbonne et de l'université de Grenoble
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Média
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