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CHANSON DE GESTE

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Les œuvres

Comme dans toute épopée, dans les chansons de geste la légende épique s'allie à la légende hagiographique, le réalisme se fond avec le surnaturel. Des anges descendent sur la terre pour séparer des chrétiens qui se battent entre eux, le feu céleste tombe sur des guerriers « dont l'ardeur ne vient pas de Dieu », les saintes fleurs et de beaux lits attendent en Paradis les martyrs de la foi ; mais, à la différence des épopées anciennes et « barbares », le héros de la chanson de geste ne se bat pas avec des monstres, des démons et des dieux. Il est « terrien ». Sa grandeur, ses misères, sa démesure ont la dimension de l'homme. C'est déjà la présence et la primauté de « l'humain » qui courent d'un bout à l'autre de la morale et de la littérature françaises.

Les thèmes et les âmes

Conseils, ambassades, duels, compagnonnages, conflits du preux et du sage : loci communes de toute épopée, thèmes éternels. Cependant rien n'égale la détresse du message « chanté » de Vivien, la grande pitié des agonies et des adieux des cousins de Narbonne, la beauté de l'émouvante dispute des frères d'armes, de Roland, dont la folie touche au sublime, et d'Olivier, dont la sagesse éclate en sarcasmes et en tendresses déchirantes. Le droit et le tort se firent toujours la guerre sur des frontières incertaines. Il est rare que le choc atteigne à la violence de cette pauvre mère affolée qui demande à Dieu la mort de son enfant qui va se livrer à une guerre injuste (Raoul de Cambrai), que le litige prenne l'ampleur des cent scènes du Girart de Roussillon, d'un humain théâtre où s'affrontent et se mêlent la folie d'une jeunesse audacieuse qui réclame massacres et vengeances, la longue patience d'un juste, la grandeur d'âme de ces nobles vieillards, du duc Thierry qui prend la voie de l'exil, du comte Odilon qui pardonne sa mort à ses ennemis pour que la paix soit faite.

La démesure, l' hybris, a été de tout temps le lot tragique du héros. Est-elle grecque, est-elle barbare ? Elle tient à la condition de l'homme qui impose et subit la dure loi de la guerre. Elle joue un rôle particulièrement dramatique dans l' épopée française du fait que cette épopée vit sous le signe de l'Évangile. Dès le Fragment de La Haye, Charlemagne tue et prie. Crosse et épée, l'archevêque, que Dieu avait mis sur la terre en son nom, est un merveilleux combattant. Encore Charles et Turpin sont-ils des purs, qui ont une mission à remplir, mais on comprend que, tout chrétiens qu'ils soient, ces barons, qui chaque jour risquent leur vie pour le Christ et le fief, ne sachent pas toujours se soustraire aux excès d'une passion qui les aveugle. Il n'en reste pas moins que, tout violents qu'ils soient, ces chevaliers sont des chrétiens. Il leur arrive de rencontrer sur leurs durs chemins des clochers et des calvaires. Il arrive aussi que des aveugles et des forcenés oublient ou offensent Dieu ; Dieu les attend à tel tournant de la route, ou à l'article de leur mort. Orgueil et démesure, le thème de la chute s'accompagne constamment du thème de la pénitence et du rachat.

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Épopée, tragédie ; les deux genres « nobles » voisinent. Dans la chanson de geste, l'ange est le deus ex machina, le miracle amène la crise et la catharsis. Roland n'a pas voulu sonner l'olifant, il périra de son orgueil, mais Dieu et son poète couronnent son martyre. Ivre de souffrance, Ogier est sur le point d'égorger Charlot ; Dieu envoie l'ange pour qu'un tel crime ne soit pas consommé. Ogier ira se battre contre les païens, il sera enseveli à Maux, aux côtés de saint Benoît. Un roman chevaleresque raconte les folles aventures et les fuites éperdues des insaisissables quatre fils d'Aimon ; on tourne la page, c'est la légende dorée de Renaud, pèlerin, mendiant, ouvrier de l'église de saint Pierre, tué par des ouvriers jaloux. Sa mort suscite maints miracles, il aura son tombeau à Notre-Dame : « Sains Renaus est nommés ; por Deu soffri torment. » Et lorsque l'ange ne descend pas, c'est la prière du coupable qui monte vers le ciel. Raoul de Cambrai a été maudit par sa mère, il a brûlé un couvent avec toutes les nonnes, il est le plus cruel des hommes. Blessé à mort par son « nourri », dont il a tué la mère, l'impie invoque la pitié du « Glorieux Père et de la douce dame du Ciel ». Blessé à mort, le renégat Isembart, que tout le monde méprise, prie avec ferveur sainte Marie Genetrix, la mère de Jésus, l'avocate de tous les criminels repentants.

La grâce et les pardons ne sont pas toujours amenés par des procédés aussi sommaires, par des voies aussi courtes. Dans un beau poème composé par un anonyme d'origine provençale, la route, longue d'une trentaine d'années, est jalonnée de batailles horribles, jonchée de centaines de milliers de cadavres, traversée par des rivières dont les eaux sont rouges du sang versé par des chrétiens. Dieu est absent, ou il ne laisse tomber que des foudres. Charles Martel était retors et félon, Girart de Roussillon avait le droit, mais il eut le tort de faire la guerre à son roi. Il est aussi puissant qu'orgueilleux. Dieu baisse l'orgueil et hausse l'humilité. C'est lorsqu'il est parvenu au fond de l'abîme de ses misères que Girart peut remonter la pente, au prix d'inénarrables douleurs et d'épreuves cruelles. Il devient le saint laïque qui, avec sa femme Berthe, fonde églises et couvents sur les lieux ravagés par sa guerre. C'est lui-même qui tire la leçon de sa parabole : « Comme le dit la loi du Rédempteur, Notre Seigneur laisse monter le pécheur aussi haut que le mont Liban, puis il descend aussi vite qu'un oiseau descend du ciel. »

Saint Guillaume, saint Renaud, le très noble comte Girart, Ogier converti sont célébrés en des Vitae qui exploitent les chansons. Des églises, des abbayes, des fondations pieuses gardent les tombes, les chartes, les reliques des héros. Les moines se seraient-ils annexé les légendes épiques ? Il se peut. On ne sait. Les trouvères de tout temps, qu'ils s'appellent Turold ou Molière, prennent leur bien où ils le trouvent, sans trop se soucier du problème historique et de nos transes philologiques. Les auteurs des chansons nous disent parfois que la « geste » se trouve dans tel « brief » ou dans telle armoire, mais ils savent bien que ce n'est pas de la charte et de l'armoire que sortent la poésie et la mélopée de la vielle.

Art et poésie

La structure de la chanson est souple et « ouverte ». La trame du récit est faite d'une série d'épisodes, dont la variété et l'agencement plus ou moins solide n'excluent pas la cohérence du plan et l'unité du sujet. La plus grande liberté règne dans la strophe, ou laisse similaire, qui se compose d'un nombre fort variable de vers liés par la même assonance ou par la même rime. Le mètre le plus commun est le décasyllabe, en de rares cas l'octosyllabe ou l'alexandrin. Les répétitions, les reprises, les refrains, les locutions stéréotypées caractérisent en quelque sorte le style épique. De tels procédés, qui débordent trop souvent dans la platitude et dans la prolixité des chansons tardives, gardent leur pouvoir « incantatoire » dans la sobriété des chansons les plus anciennes, qui sont d'ordinaire les plus belles. Il est naturel que ce soit dans celles-ci qu'on cherche la poésie et les faits qui nous permettent de parler d'épopée.

Chefs-d'œuvre ou chefs de file, ces poèmes sont, eux aussi, des remaniements. Ils ont donc subi les outrages du temps, des jongleurs et des scribes, ils ont été décousus et recousus par les chorizontes : il est aisé de retrouver, sous l'apparent désordre, l'unité d'un drame, dont les protagonistes gardent, d'un bout à l'autre de la pièce, leur cohérent caractère et parlent le même langage. Toute remaniée qu'elle est, la version d'Oxford nous livre tout entière l'incomparable grandeur de Charlemagne et de Roland. Remanié ou non, le Girart de Roussillon conserve, en mille épisodes différents, la haute et pathétique noblesse d'un poème sans égal. Il n'y a pas de texte dégradé ou mutilé qui soit parvenu à disperser l'atmosphère tragique de la puissance barbare du Raoul, à séparer le couple très humain de Guillaume et de Guibourc.

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Tout genre poétique ne compte que par ses chefs-d'œuvre, tout chef-d'œuvre ne compte que par sa valeur esthétique, qui est toujours le fait indivisible d'un poète. La légion des légendes vient de loin, les vagues souvenirs historiques ont été transmis par n'importe quelle voie, les chants populaires, qui ont toujours existé, se sont perdus à cause de leur indigence, mais la chanson de geste naît de la synthèse de vieux thèmes et des créations nouvelles, qui la datent. Il est permis de croire que l'épopée française, qui ne ressemble à aucune autre, s'est formée et a pris son essor au xie-xiie siècle, au temps où la France a connu l'une des périodes les plus riches et les plus fécondes de son histoire et de sa littérature.

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Écrit par

  • : recteur de l'université de Venise, docteur honoris causa de la Sorbonne et de l'université de Grenoble

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Média

Chanson de geste - crédits : AKG-images

Chanson de geste

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