CHANSONS, Arnaut Daniel Fiche de lecture
Un atelier poétique
Arnaut Daniel n'est pas le premier troubadour à lier l'excellence de l'amour à l'excellence du chant. Mais son originalité se situe à la fois dans la représentation quasi artisanale qu'il donne de son art, de sa fabrique poétique, comme l'a si bien perçu Dante, et dans sa mise en œuvre. Renouveler le langage poétique, c'est d'abord inventer des images neuves (elles sont rares dans la poésie occitane) et insolites : « l'amour qui pleut dans mon cœur me tient chaud au profond de l'hiver » (En cest sonet coind'e leri, v. 13-14). C'est surtout donner un éclat neuf aux mots en privilégiant par exemple les vers courts ou chargés d'allitérations et de rimes intérieures, composés de monosyllabes ou de dissyllabes au sens plein, qui exigent l'entière attention de l'auditeur ou plus souvent encore en utilisant, comme dans L'aur'amara (« L'air amer ») des rimes riches, rares, isolées (elles ne reviennent alors que de strophe en strophe), souvent monosyllabiques, aux sonorités rudes à l'oreille comme à la lecture. L'art du trobar en vient alors à mimer dans sa discontinuité, son âpreté sonore et visuelle, les exaltantes alternatives du joy et de la douleur d'aimer.
L'aboutissement de cette quête de la forme difficile est la canso Lo ferm voler qu'el cor m'intra (« Ce vœu dur qui dans le cœur m'entre »), dite « sextine », composée de six strophes de six vers suivies d'un envoi de trois vers. Au cours des six strophes, comme on pourrait le faire avec un kaléidoscope, chacun des mots clés (à la rime) de la première strophe : intra (entrée), ongla (ongle), arma (âme), verja (verge), oncle (oncle), cambra (chambre), réapparaît dans les strophes suivantes, à une place chaque fois différente mais systématisée : « Puisse-t-elle de corps, non d'âme,/ Me recevoir en secret dans sa chambre !/ Car plus me blesse au cœur que coup de verge/ Si qui la sert là où elle est ne rentre !/ Toujours serai pour elle chair et ongle/ Et ne croirai conseil d'ami ni d'oncle. » Le dernier mot clé – il n'y a pas à proprement parler de rime dans cette canso, d'effet d'écho dans la strophe – devient le premier de la strophe suivante. Les six mots clés sont une dernière fois réunis dans l'envoi. Cette composition qu'ont admirée Dante et Pétrarque, et qui relève autant du trobar ric que du trobar clus, a suscité de nombreuses interprétations. On y verra aussi bien un tour de force poétique un peu puéril, des « bouts-rimés de génie » (Pierre Bec), que l'évocation, à travers trois des mots clés du poème, arma, oncle et verga, et dans une hiérarchie laissée à la perspicacité du lecteur, des trois formes d'amour offertes à l'être humain, l'amour divin, l'amour familial, l'amour de la dame.
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Écrit par
- Emmanuèle BAUMGARTNER : professeure de littérature française à l'université de Paris-III-Sorbonne nouvelle
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