CHANT
Le chant classique
Au regard de tant de manifestations diverses, on peut réunir sous ce même vocable le vaste répertoire d'opéras, oratorios, lieder et mélodies, né voici quatre siècles sur une même convention du chant, étroitement balisé et codifié, et qui, s'il n'a connu que d'infimes modifications au niveau de l'émission de la voix, n'a, au contraire des chants de traditions, cessé d'évoluer dans sa finalité. Or, en toutes circonstances, ce chant se réclame d'impératifs absolus de beauté vocale, de virtuosité, soumis à la nécessité d'énoncer intelligiblement un texte ne varietur, supporté par une musique presque également immuable, en des lieux parfois fort vastes où le chanteur doit rivaliser avec un ou de nombreux instruments de musique. Cela implique une technique particulière et un apprentissage très sophistiqué dont les bases n'ont guère changé depuis quatre siècles ; celles-ci concourent à l'homogénéité du chant par le mélange des registres de la voix, seul capable de permettre les infinies nuances d'expression des diverses composantes de ce chant classique. La découverte des mécanismes de la phonation n'a guère remplacé l'empirisme fondé sur l'audition et semble même avoir coïncidé avec une certaine décadence des canons de la beauté du chant.
Or si le chant classique débouche sur un phénomène social particulier, consistant à rémunérer le plaisir de chanter d'un individu en conviant une foule d'auditeurs passifs, on relèvera néanmoins bien des traits communs aux autres civilisations : l'envoûtement produit par le chant sur le public n'est pas sans évoquer parfois les transes collectives de maints rituels ; ce chant puise ses principes dans le sacré, en l'occurrence dans le chant de l'Église romaine, qui, au xvie siècle, entretient une école d'où proviennent les premiers virtuoses du domaine profane ; cette Église intronise bientôt les chanteurs castrats, sur lesquels, durant deux siècles, reposera l'édifice du bel canto. En outre, ce difficile équilibre entre magique et rationnel trouve également là son origine, alors que, dès le début de la chrétienté, la cantillation simple, proche de la parole, s'adapte aux textes scripturaires, la psalmodie – donc l'incantation – aux paraphrases liturgiques, cependant que le chant se déploie avec somptuosité lors des grandes célébrations, et permet aussi à l'officiant de trouver sa catharsis profonde dans le jubilus d'alléluia. Nous retrouverons ces différences à tous les échelons du chant classique, qu'il soit opéra, mélodie ou musique religieuse d'apparat, avec son chant syllabique presque récité – le récitatif – où il importe de donner la priorité au texte, avec, d'autre part, le chant mélismatique ou chant orné – et donc incantatoire –, lorsque l'aria exprime le sentiment et non plus l'action.
Dans cet art de plaisir, ou de pure spéculation esthétique, seuls des phénomènes sociaux pouvaient influencer l'évolution du chant. Destiné à l'aristocratie, le bel canto d'obédience italienne s'adresse jusqu'en 1830 (soit jusqu'aux adieux de Rossini) à un public attentif au savoir-faire, à la beauté du chant, public plus attiré par son pouvoir d'irrationnel que par le support des mots. Notons toutefois que, en France, ce même public, réservé vis-à-vis du merveilleux et de l'irrationnel, préféra au bel canto un chant plus proche du récitatif, enrichi parfois, et notamment grâce à Rameau, d'un apport lyrique, l'arioso.
C'est une première pression sociale qui, en favorisant l'éclosion de l'opera buffa italien et de l'opéra-comique européen, devait, dès le xviiie siècle, tenter de réduire le chant à une syllabisation plus immédiatement[...]
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Écrit par
- Roland MANCINI : musicologue, professeur
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