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CINGRIA CHARLES-ALBERT (1883-1954)

« Charles-Albert Cingria est un grand écrivain français qui est mort à l'âge de soixante-douze ans sans que personne s'en aperçoive. Quand je dis personne, je veux dire les grands journaux, les grands hommes politiques et les grands critiques. » Ainsi s'ouvre la préface de Paulhan pour le premier des dix-sept tomes qui rassemblent enfin les Œuvres complètes de celui que, par un privilège en nos lettres rarissime, beaucoup de ses amis et quelques-uns de ses lecteurs appellent Charles-Albert (et non pas afin de le distinguer de son aîné Alexandre, peintre, maître verrier : par tendresse pour ce tendre violent, pour ce sage foufou).

Mais voici qu'en 1968 on organise à Pully-Lausanne une exposition de Cingria l'écrivain, avec ses portraits par Dubuffet, Géa Augsbourg, ainsi qu'une série de conférences et d'entretiens pour célébrer celui que la Suisse romande considère – bien qu'il se considérât, lui, comme un « italo-levantin » – comme son premier prosateur du xxe siècle, ex aequo avec C.-F. Ramuz. Dès 1966, un numéro spécial de la Revue de Belles-Lettres portait témoignage de cette dévotion neuve. Et le Suisse romand Jacques Chessex publie à Paris, dans « Poètes d'aujourd'hui », un Cingria, confirmant ainsi le discernement de Paulhan qui, sitôt mort ce baladin du monde occidental, lui prépara dans la Nouvelle Revue française une couronne que tressèrent une quinzaine d'écrivains et de musiciens.

Comment expliquer cette méconnaissance d'abord, puis cette reconnaissance ?

Un passéiste futuriste

Charles-Albert y mit du sien : cet « Européen bien né » – il est né et mort à Genève –, ce fils de roi au sens gobinien, cet ancien riche avait de quoi plaire, y compris une bouffonnerie à laquelle il avoue s'être avili parfois, ne serait-ce que pour payer son écot. Il buvait sec, aimait les petits garçons, et commença, quand c'était chic, par donner dans le maurrassisme, quitte à le renier quand l'Église fulmina sa condamnation, car il fut toujours catholique orthodoxe, intégriste, intolérant à l'hérésie, sinon à tel ou tel hérétique. Mais il avait aussi de quoi fortement déplaire ou déconcerter ; et d'abord, son refus de toute coterie ; un amour quasiment névrotique de sa liberté, dont un vélo de course, son seul bien sur la terre, lui garantissait à bon compte l'usage. Et puis, a-t-on idée de vouloir convertir les Suisses romands en camelots du Roy de France ? À quoi bon prôner un temps le fascisme italien si c'est pour ridiculiser le culte de la jeunesse et se faire coffrer par les sbires de Mussolini ? Quand on vit en « pédéraste forcené » (Chessex) pourquoi vilipender le « camarade André Gide », ce « dispensateur de perversions pour la petite bourgeoisie » ? Quand on se choisit « passéiste », qu'on exalte le haut Moyen Âge, parce que c'est le temps de Liutprand, de Notker le Bègue, des neumes, et de cette civilisation de Saint-Gall qui élabora pour l'Église le plain-chant, les gens comprennent mal que vous soyez sensible à la musique syncopée de La Nouvelle-Orléans, que vous vous instituiez le champion d'Igor Stravinski. Quand vous vous détachez du maurrassisme, pour en condamner sans relâche le positivisme, et que vous professez n'adhérer qu'au merveilleux, aux miracles, quand vous insultez l'histoire renanienne, comment voulez-vous que le public admette que vous ne juriez d'autre part que par Confucius et Mencius, les positivistes de la Chine ? Une violence de tueur (c'est lui qui le dit) et mille délicatesses (comme celle qui lui fit jeter dans le lac Léman, sous le nez de son mécène Charles Veillon, le costume que celui-ci venait de lui offrir), voilà de quoi désarçonner.

Bref, on ne pouvait pas compter sur lui. Catholique romain, plus roide en un sens que Claudel[...]

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Écrit par

  • : ancien élève de l'École normale supérieure, professeur honoraire à l'université de Paris-IV

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