CINGRIA CHARLES-ALBERT (1883-1954)
Un homme heureux
Or, un homme heureux, qui le prend au sérieux de nos jours ? Un alcoolique qui ne célèbre pas ses gueules de bois ; un pédéraste qui ne glorifie point son péché, à quoi ça sert ? Celui que comble un lourd civet de lièvre, un léger coup de blanc sur le zinc, le craquement d'une selle Brooks, le lent passage sculptural d'un chat sur le faîte d'un mur ; celui qui ne gémit point de l'absurde, ou de la conscience malheureuse, ou de la mauvaise foi, parce qu'un chant d'oiseau, les mollets d'un jeune lycéen, un jeu de soleil sur le feuillage lui semblent parfaitement accordés au monde et à Charles-Albert, ne peut que paraître « inutile et dangereux » aux exploiteurs de ce « cafard » qu'il exécrait dans nos lettres. Un individu qui prend son plaisir à jouer de l'orgue, la nuit, dans les églises de campagne, à toucher l'épinette ou le virginal florentin, un hurluberlu qui se délecte à l'odeur du goudron sur les routes, assez pervers, oui, pour distiller fût-ce du goudron en volupté, de quel usage serait-il à nos tout-puissants zoïles ? Impossible avec lui de se demander pompeusement s'il assume l'absurde kafkaïen ou se réclame plutôt du flash-back (c'est comme ça qu'ils écrivent, ceux qui négligent Cingria). Au style d'Ulysse, il ose préférer les Gens de Dublin et Dedalus. Qu'il soit donc anathème !
La plupart de ses œuvres ayant paru en Suisse romande, ajoutons qu'il pâtit du provincialisme de la critique française : pâmée devant tout roman russe, américain, elle boude les ouvrages qui lui arrivent ou plutôt ne lui arrivent pas de Bruxelles, Genève ou Lausanne.
Voilà plus qu'il n'en faut pour expliquer qu'on le méconnût.
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Écrit par
- ETIEMBLE : ancien élève de l'École normale supérieure, professeur honoraire à l'université de Paris-IV
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