CINGRIA CHARLES-ALBERT (1883-1954)
Un poète en prose
Enfin et surtout il écrit des textes qui ne ressemblent à rien. Tantôt nets, stricts, classiques, tantôt digressifs, chantournés, genre « baroque portugais-chinois », comme il les qualifie drôlement. Des essais ? Non pas. Des contes ? Oui et non. Des allégories ? À la rigueur. Des Mémoires d'un touriste ? Il y a de ça, et bien autre chose encore. Un demi-siècle de la vie d'un libertin, dispersé au gré de revues romandes ou néerlandaises, selon les caprices ou les besoins de ce troubadour attardé ; des feuilles libres, des feuilles volantes, presque toujours chargées de lyrisme ; des plaquettes rarissimes, rarement décevantes, parfois glorieusement illustrées. Défenseur du vers régulier jusque chez Paul Claudel, il n'écrivit qu'en prose ; mais quelle prose ! Drue, capricante ; malgré quelques incertitudes ou négligences (très limitées), savante en diable et endiablée, nonchalante apparemment, mais volontaire au moins autant. Et quelles trouvailles un peu partout : après le soleil cou coupé, saluez chez lui la lune hostie ; celui qui sut percevoir et définir « le dactyle inépuisable des roues sur les rails », ou le crissement de « mille trillions de grillons », aucun doute, c'est un écrivain, c'est un musicien, c'est un musicien-écrivain. Sans oublier ces succulentes successions d'adjectifs, exquises à ceux-là même qui les condamnent en général. Il préfère s'exprimer « gauchement avec lyrisme » plutôt que « platement avec purisme ». En fait, s'il s'abandonne au lyrisme, ce sera sans gaucherie, avec adresse plutôt, et la même agilité qu'il prodiguait en nageant, avec allégresse, avec désinvolture.
Voilà plus qu'il n'en faut pour qu'on reconnaisse enfin en lui un grand écrivain italo-levantin-suisse-romand de langue française.
Tant s'en faut que cette reconnaissance lui soit acquise bien des années après sa mort. Pas une ligne sur lui dans le Petit Robert des noms propres. Une page, il est vrai, dans Weber-Perret : Écrivains romands 1900-1950 : sa « drôlerie faussement ingénue [...] est un bain de jouvence ». Soit. Mais c'est un Romand qui parle. Sept pages de Jacques Chessex : Charles-Albert qui passe, dans Les Saintes Écritures, mais c'est un Romand, une fois encore ; un du moins qui ose écrire : « Tel il apparaît aux lecteurs de ma génération : un homme libre, et sans cesse un parfait écrivain . » Quelques pages encore chez un Suisse alémanique, Manfred Gsteiger, qui verrait en lui le Schiller d'un Goethe romand, C.-F. Ramuz, et qui rappelle opportunément qu'il y eut au moins en France une revue pour généreusement accueillir l'« en-dehors », La Nouvelle Revue française, où Paulhan le laissa s'ébrouer des années dans « L'air du mois ». Qui lui offrira − en Sorbonne, ou ailleurs − l'attention d'une thèse d'État ? Il en est digne, et comment !
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Écrit par
- ETIEMBLE : ancien élève de l'École normale supérieure, professeur honoraire à l'université de Paris-IV
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