SAINTE-BEUVE CHARLES AUGUSTIN (1804-1869)
Le « savant » et le « juge »
C'est en enseignant, à Lausanne, en 1837-1838, l'histoire de Port-Royal que Sainte-Beuve découvre comment la critique et l'histoire littéraires pourraient servir à l'édification d'une « histoire naturelle morale » et qu'il baptise « science littéraire » la détermination et le classement, à partir de documents, littéraires ou non, des « familles naturelles d'esprits ». Cette entreprise lui paraît impossible à mener à bien dans un monde où sévit le mercantilisme littéraire. Ce n'est donc pas assez d'observer et de classer, il faudrait aussi pouvoir juger et dénoncer la décadence d'une littérature gâtée par « l'industrie », par l'abus des couleurs, la grandiloquence et le faux. Ce nouvel exercice d'une critique fondée sur les arrêts du bon goût apparaît clandestinement dans les Chroniques parisiennes que Sainte-Beuve écrit pour la Revue suisse de Lausanne (1843-1845).
Passés les remous et les alertes de la révolution de 1848 (qui l'ont obligé à un second exil, à Liège, et lui ont donné l'occasion de dire son mot sur la fausse grandeur du « père » des romantiques dans le cours sur Chateaubriand et son groupe littéraire), Sainte-Beuve se réjouit de la victoire de l'ordre moral et social, qui rend à nouveau possible l'exercice d'une critique discréditée par l'anarchie de la littérature industrielle.
Les causeries hebdomadaires qu'il commence en 1849 et poursuit quasi officiellement au Moniteur à partir de 1852 et jusqu'à sa mort à Paris apparaissent comme une entreprise de police littéraire. Face aux dangers de corruption : romantisme et révolution, il importe de défendre la tradition. « Le critique, assure-t-il, n'est qu'un homme qui sait lire et qui apprend à lire aux autres. » Fausse modestie d'un critique dogmatique qui veut inculquer la supériorité d'un certain classicisme, ignorant les frontières et les préjugés, mais respectueux de la mesure et du bon sens.
Cette magistrature critique se déguise toujours derrière des alibis scientifiques, résumés dans une devise : « le vrai le vrai seul », et dans une méthode : « l'histoire naturelle des esprits ». Sainte-Beuve se fait fort de trouver pour chacun (qu'il s'agisse d'un grand écrivain ou non, et nombreux sont les Lundis consacrés à des personnages qui ne se sont signalés par aucune œuvre littéraire) le mot qui le caractérise et qui permet de le rattacher à son groupe. Vaste entreprise descriptive qui ne saurait avoir de terme et qui n'apporte aucune connaissance véritable ni de l'homme, ni des œuvres.
Comme s'il était conscient de la vanité de son ambition de naturaliste des esprits, Sainte-Beuve donne parfois une autre définition de sa critique. Elle serait le prolongement de l'œuvre poétique interrompue, et, de portraits en portraits, le causeur des Lundis va en quête d'émotions nouvelles et se métamorphose en tous ceux qu'il cherche à faire revivre.
Quoi qu'il en soit, plaisir de dilettante ou devoir de moraliste, cette pratique de la critique est apparue comme un modèle. Impressionnisme et nomenclatures pseudoscientifiques, tels sont bien les deux aspects principaux de la critique d'inspiration beuvienne.
Substituer à ce monde imaginaire de la littérature – où l'on ne rencontre que des individus : l'auteur, le lecteur, et le critique, guide du lecteur – la réalité plus complexe d'un monde où ni les œuvres littéraires ni les individus n'existent comme des entités absolument distinctes et « naturellement » définies, telle est la conversion que la critique et l'histoire littéraires n'ont pas fini d'accomplir pour atteindre leur objet véritable : ni pour, ni contre Sainte-Beuve, mais après Sainte-Beuve[...]
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Écrit par
- Roger FAYOLLE : ancien élève de l'École normale supérieure, professeur de littérature française à la Sorbonne
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