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BAUDELAIRE CHARLES (1821-1867)

L'expérience du miroir

L'horreur pourtant peut être sympathique, comme le suggère le titre paradoxal d'un poème probablement composé à Honfleur, publié le 15 octobre 1860 dans L'Artiste et appelé à devenir la pièce LXXXII de la première section, la plus longue, « Spleen et Idéal », allongée encore dans l'édition de 1861. La peur de soi ne va pas sans fascination. Après deux quatrains en forme de question et de réponse, les deux tercets font place à une expérience qui dans la vie intérieure et dans la poésie de Baudelaire occupe une place considérable, l'expérience du miroir :

Cieux déchirés comme des grèves, En vous se mire mon orgueil ; Vos vastes nuages en deuil

Sont les corbillards de mes rêves, Et vos lueurs sont le reflet De l'Enfer où mon cœur se plaît.

Si l'image des miroirs jumeaux est discrètement lumineuse dans « La Mort des amants », le miroir où se contemple l'individu seul est autrement inquiétant. Celui qui se punit lui-même, « L'Héautontimorouménos », s'y découvre en proie à l'ironie vorace, donc à l'autodérision : il la découvre dans sa voix, dans son sang, et il finit par se considérer dans « le sinistre miroir / Où la mégère se regarde ». C'est dire qu'il s'identifie à Mégère, l'une des Érinyes grecques, l'une des Furies latines, figure effrayante de la vengeance. Lui-même se poursuit, se torture ; il est à la fois le bourreau et la victime du châtiment infernal dans l'enfer de ce miroir, qui est aussi l'enfer de l'œuvre vengeresse.

Le motif parvient à son expression la plus complète dans le poème suivant, « L'Irrémédiable », qui réunit divers emblèmes illustrant la conscience. Elle a pénétré en l'homme depuis la chute d'Adam et Ève. Elle est rendue plus insidieuse et plus pénétrante par la présence ironique, lucide et cruelle, qu'elle constitue. Ce n'est d'ailleurs pas tant la conscience du mal que la conscience dans le Mal, et le poème s'achève sur cette expression :

Tête-à-tête sombre et limpide Qu'un cœur devenu son miroir ! Puits de Vérité, clair et noir, Où tremble une étoile livide,

Un phare ironique, infernal, Flambeau des grâces sataniques, Soulagement et gloire uniques, – La conscience dans le Mal.

La versification, apparemment légère, ne fait que mieux ressortir le caractère aigu de la souffrance. Le tête-à-tête, la confidence que deux êtres se font l'un à l'autre, se transforme en l'épreuve de la conscience solitaire. L'apparente valorisation de cette conscience, considérée comme un puits de vérité, ne va pas sans retour vers l'image fondamentale du gouffre intérieur, révélatrice de ce que Benjamin Fondane (1898-1944) a appelé à propos de Baudelaire « l'expérience du gouffre ». Cette vérité elle-même, la vérité de soi, est sans indulgence ; le jugement sur soi est porté sans pardon.

Certains mots fondateurs de l'ensemble du recueil Les Fleurs du mal sont ici comme des pivots : ils tournent du positif au négatif, de l'apparence du Bien à l'horreur du Mal. Au fond du puits de vérité, à la fois clair et noir, une étoile apparaît sans briller, elle est une étoile livide, sans vie, comme si elle était elle-même condamnée. Au lieu des « phares » dont les lumières brillent dans l'un des premiers poèmes – huit artistes, de Rubens à Delacroix –, seul un phare ironique, infernal, éclaire ici d'une lumière empruntée, douteuse, sans grâce ni pitié, l'enfer intérieur de celui qui a été damné par lui-même. Et ce phare, précisément, n'est autre que la conscience dans le Mal.

Tout pourtant n'est pas si sombre, et il aurait été excessif que Verlaine place Baudelaire parmi sa série de six médaillons sur Les Poètes maudits (1888), dont lui-même,[...]

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Écrit par

  • : professeur émérite de littérature comparée à l'université de Paris-Sorbonne, membre de l'Académie des sciences morales et politiques

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Charles Baudelaire , Nadar - crédits : Nadar/ Hulton Archive/ Getty Images

Charles Baudelaire , Nadar

Edgar Allan Poe - crédits : C.T. Talman/ Library of Congress, Washington, D.C.

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